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six ou huit camarades s’évadent ! Hélas ! il en est qui se sont fait prendre à la frontière danoise, d’autres près de la Hollande ; on dit que l’un d’eux s’est noyé, d’autres se sont embourbés, perdus dans les marécages... Aucun n’a réussi !

Nos paquets nous arrivent enfin. Les chaleurs, la pluie, les ont avariés ; le pain est complètement moisi, le chocolat, les viandes aussi. Seules les conserves bien fermées sont utilisables. Quel crève-cœur de jeter tant de choses, quand la faim vous tenaille !

Les événemens de Russie nous angoissent. Tous les soirs, en rentrant du travail, sur un grand tableau noir, dans le camp allemand, nous lisons la chute de quelque place forte polonaise, le nombre des prisonniers, le butin. On veut rester incrédule, soupçonnant le mensonge, et pourtant !... Hier, le bulletin annonçait la prise de quarante canons. En passant, nous ajoutons à la craie deux zéros : en voilà 4 000... Après la soupe, de l’autre côté du grillage, des groupes de sentinelles devant le tableau commentent la merveilleuse nouvelle. Mais le soir, pour nous, contre-appel général. L’officier arrive, furieux. Il réclame le coupable de ce crime de lèse-respect. Ordre de le livrer. Silence. L’Allemand ne comprend pas. Pourquoi ne pas dénoncer la brebis galeuse ? C’est si simple !... Nous faisons répondre que les Français, entre eux, ne se vendent jamais. Incrédulité... Dix par compagnie, pris au hasard, seront punis très sévèrement. Pas de résultat. Nos Boches sont dans la stupéfaction, car la délation, entre eux, est chose admise et parfaitement louable...

Chute de Varsovie. Les Allemands exultent. Les Russes anéantis, dans deux mois ils écraseront la France et l’Angleterre et feront la paix à l’automne. Succès garanti, infaillible. La joie les rend communicatifs ; ils se déclarent tous social-démocrates, font risette aux « camarades français, » car pour eux, tous les Français sont « socialistes, » sauf quelques détestables « capitalistes. » Pour accentuer leurs protestations de bons sentimens, ils sifflotent l’air de notre Marseillaise, qu’ils ont adapté à un chant révolutionnaire. Après la guerre, Allemands et Français seront» camarades. » On fera une grande alliance... Ces lourdes grâces de brutes, cette hypocrite et cynique bonhomie nous lèvent le cœur.

La nuit, il arrive fréquemment que nous soyons éveillés