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Le pays à travers lequel nous roulons est affreusement ravagé. Çà et là apparaissent des fantômes de villages, quelques maisons russes en troncs de sapins assemblés. Les Allemands ont exécuté des travaux énormes sur la ligne de chemin de fer. Les ponts sautés sont construits en fer, en bois, élargis, les voies décomblées, des lignes nouvelles créées. Et il leur a fallu adapter la voie russe existant à l’écartement de la voie allemande.

Maintenant, assez souvent, perpendiculairement à la voie, des morceaux de tranchées s’amorcent, le réseau de fils de fer subsiste encore ; parfois aussi on se rend compte qu’il a été retourné par les Allemands et terriblement renforcé. L’aspect du terrain dénote les phases de la retraite russe, résistant et attaquant tour à tour, ne cédant la voie ferrée que peu à peu. La cavalerie, surtout, a dû combattre par ici. Le sol est jalonné de tombes.

La région devient très accidentée ; des tranchées, des tombes, de grands trous d’obus, pleins d’eau. La ligne traverse successivement plusieurs cirques de falaises, qui tombent k pic du côté de la Prusse ; des rafales d’obus les ont écorchées, ont produit de nombreux éclatemens. Sur le versant russe les pentes gazonnées sont ravinées de tranchées et d’abris souterrains. Nous roulons, nous roulons. Un large fleuve. Puis nous avons devant nous une ville qui nous donne l’impression d’être immense : de belles maisons de pierre, des monumens, des palais dorés,. des coupoles byzantines, des églises russes brillant dans le soleil : c’est Kowno. Le fleuve est le Niémen où circulent de petits bateaux. Des corvées allemandes s’affairent sur les quais. Nous songeons aux mauvais bruits qui ont couru au camp : Kowno, la grande citadelle rendue en trois jours !

La quatrième nuit arrive. Nous avons laissé la grande ligne. Maintenant, sur voie unique, depuis des heures, nous roulons dans le steppe. De grandes plaques de neige traînent encore au creux des bas-fonds. Des deux côtés, à perte de vue, la plaine marécageuse couverte de broussailles : de temps en temps, surgissent des îlots avec des boqueteaux de tristes arbres. Quelques fermes s’isolent, perdues : murs de bois, toits de bois ; tout, le ciel, la terre est de couleur grisâtre, d’aspect lamentable. La forêt, parfois, pendant des heures, nous enserre, grands sapins noirs, aux branches pendantes couvertes de lichens