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qui baignent dans une eau verdâtre. Et régulièrement, à gauche, une petite maison russe de garde-voie, toujours pareille, dresse ses murs de bois incendiés.

Notre fatigue est extrême, depuis quatre nuits et trois jours que nous roulons sans arrêt, tellement serrés que nous ne pouvons nous coucher. Debout, assis, impossible de délasser nos membres engourdis. Avec le jour, le pays a changé. Nous avons déjà passé plusieurs agglomérations militaires créées de toutes pièces, au bord du chemin de fer. Quais immenses, vastes baraquemens, multitudes de soldats. Des amoncellemens de matériel, puis des parcs à munitions, enfouis sous terre, dont les portes d’accès, cachées par un tumulus, sont dissimulées sous des branchages. Partout une activité fébrile : on décharge, on entasse, on construit ; des convois de fourgons disparaissent au loin dans la poussière. Des scieries qui ronflent, au bord de la forêt, débitent les hauts sapins fauchés par milliers. De longues théories de prisonniers russes, déguenillés, sont là qui travaillent. Ils nous saluent de la main. Voilà donc quelle sera notre vie !

Il y a exactement quatre-vingt-seize heures que nous roulons. Des maisons, une grande gare militaire. De la troupe, des entrepôts, encore des entassemens de toute sorte. Parcs d’artillerie, de génie…

Nous descendons, dans les hurlemens et les bourrades des sentinelles qui, à coups de crosse, sous l’œil des officiers, vident les wagons, aux gros rires des brutes qui assistent à notre arrivée. Ça commence bien.

De nouvelles sentinelles, en casque recouvert du manchon gris, tenue de campagne, zone des armées, nous encadrent de près. Sur un cheval blanc du pays, courtaud et gonflé, un grand diable de Feldwebel leutnant laisse pendre ses jambes. C’est le presque officier qui, désormais, nous commandera. Raide en selle, il n’ose pas remuer sur son cheval, et le garde toujours au pas. Mais parfois de grands frissons semblent lui zébrer le dos, lui secouent les épaules. La face jaune et blafarde est parfaitement plate et carrée ; on n’y voit, rasée à la largeur du nez, qu’une moustache noire, coupée court, et, sous des arcades sans sourcils, deux gros yeux ronds, énormes, qui roulent désordonnés, en tous sens, puis tout à coup se fixent et regardent dans le vide. Mais il a vu ce qu’il voulait voir ; il