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et grandissent. Le long des chemins, des lilas fleurissent : ils jettent un parfum violent et se fanent dans les vingt-quatre heures. Cette nature qui se hâte de vivre, de s’épanouir avec une sorte de frénésie, spectacle étrange de volupté et de tristesse !

Toutes les routes de ce pays, après la fonte des neiges et les pluies, sont de véritables rubans de boue profonde. Sur l’une d’elles, fort loin de notre baraquement, nous recommençons à empiler les fascines et à curer les fossés. À certaines heures il passe d’interminables convois de ravitaillement dans les deux sens, roulant presque toujours dans les champs en bordure. Les attelages de deux et quatre chevaux sont minables : les bêtes ont perdu tous leurs poils, d’énormes plaies sanguinolentes zèbrent leur maigre carcasse ; ils sont galeux, suintans, et laissent un sillage de puanteur. Si l’un d’eux tombe, on arrache les traits, et c’est fini. Ainsi en usent-ils avec nous. Jusqu’à épuisement de la bête, ils nous feront travailler. Mais attention : nous ne voulons pas tomber, nous ne voulons pas crever !

Nos camarades du baraquement voisin viennent travailler aussi sur cette route. Comme nous, ils sont cinq cents. Deux ecclésiastiques, — l’un d’eux est un vieillard, la soutane en loques relevée à mi-jambes, — poussent des brouettes. La plupart des autres sont des civils du Nord de la France envahie : à côté de très vieilles gens on y voit de très jeunes hommes de seize à dix-huit ans et de tout nouveaux prisonniers dont plusieurs sont croix de guerre. Nous avons pu en passant échanger quelques mots. Ils ont quitté leurs différens camps d’Allemagne vers février, lors du premier départ des nôtres. Ils ont travaillé longtemps aux environs de Mitau à des chemins de fer. Puis ils sont venus à pied jusqu’ici, soit près de 200 kilomètres, à la fonte des neiges, par étapes de 30 et 40 kilomètres. On leur a confisqué là-bas tous leurs bagages. Ils n’ont absolument rien, que ce qu’ils portent sur le dos : c’est le dernier mot du dénuement. Comme nous, ils ont là-bas refusé de travailler, sans succès ; comme nous, ils crèvent de faim et sont couverts de poux ; comme nous, ils ont en haine leurs bourreaux. ; Nous faisons partie du même Kommando, mais notre numéro de compagnie dans le Kommando est différent. Ils nous apprennent qu’à Schaulen, près Mitau, se trouve le centre du Kommando. On compte cinq compagnies de cinq cents hommes par Kommando : soit 2 500 hommes. Ils sont certains