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ajoutera une gloire nouvelle à celle des Bossuet, des La Fontaine et des Racine, cette gloire sera due aux soldats tombés sur la Marne.

Les livres ne sont pas toujours faits par ceux qui les écrivent. Un auteur n’est le plus souvent que le point de rassemblement et, comme on dit, le lieu géométrique des idées et des sentimens épars. Esprit de la race, désirs de l’âme humaine, rêveries faites de milliers de rêveries, espoirs de tant de cœurs souffrans, amours de tant de cœurs solitaires, c’est là ce peuple de fantômes qu’Hamlet voyait errer entre le ciel et la terre, et qui viennent se reposer et se dissoudre dans les pages des livres. Beaucoup de ces fantômes sont nés des vapeurs d’un tombeau. Ceux de nos champs de bataille seront ainsi féconds. Le voyageur qui passe aujourd’hui, près de Meaux, sur le plateau de Barcy s’arrête devant un spectacle saisissant. Le plateau est couvert de tombes, et sur chacune de ces tombes, une grande palme pliante et pâle frémit en gémissant. Là reposent ceux qui sont les vrais écrivains de l’avenir.

C’est par eux que le style français sera resté net, vif, mesuré et libre. Non seulement ils l’auront sauvé des ignobles qualités allemandes, du galimatias bouffi et de la mollesse gluante dont le poids fait la force, mais ils lui auront donné une vigueur nouvelle. L’énergie une fois créée ne se perd pas. L’héroïsme de ces soldats leur survit comme une force en liberté. Il se mêle à l’âme même du pays. L’écrivain le recueille et, sans qu’il le sache, son œuvre en est colorée et ennoblie. C’est bien lui qui écrit, mais ce qu’il écrit est dicté par l’âme errante des jeunes morts. Ils composeront ces livres que nous attendons demain. Comme il est arrivé après toutes les grandes crises, il est vraisemblable qu’une génération lyrique va surgir. Nous avions depuis quelques années un art si propre, si petit, si délicat, si vide de pensée, si dénué d’ardeur ! Dans l’art nouveau, la vie interrompue et l’ardeur brusquement brisée de tous ceux qui sont tombés prendront leur juste revanche et retrouveront cette part de l’existence qui leur était promise, qui leur a été retranchée, et à laquelle ils ont droit ; ils-lui donneront à leur tour l’énergie de l’action et la fièvre des mâles vertus, et l’enthousiasme, et tout ce qu’ils étaient à leur dernière heure, l’heure à laquelle ils sont devenus pour jamais eux-mêmes. En recevant le commandant en chef des armées de 1914, l’Académie a reçu par avance les poètes de demain.