Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 44.djvu/211

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

matin : « Au moment où s’engage une bataille d’où dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière ; tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi. Une troupe qui ne pourra plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. » Cela est ferme et beau comme un discours antique. Cette beauté vient de la pensée nue, cette fermeté vient de la pensée claire. L’ordre est exactement égal aux circonstances pour lesquelles il a été fait et qui sont parmi les plus solennelles de l’histoire du monde. Le tour n’est pas différent des discours précédens ; mais l’exactitude, dans ces jours-là, est allée au sublime.

Le second texte est la célèbre dépêche du 12. « La bataille qui se livre depuis cinq jours s’achève en une victoire incontestable ; la retraite des 1re, 2e, 3e armées allemandes s’accentue devant notre gauche et notre centre. A son tour, la 4e armée ennemie commence à se replier au nord de Vitry et de Sermaize. Partout l’ennemi laisse sur place de nombreux blessés et des quantités de munitions. Partout on fait des prisonniers ; en gagnant du terrain, nos troupes constatent les traces de l’intensité de la lutte et l’importance des moyens mis en œuvre par les Allemands pour essayer de résister à notre élan. La reprise vigoureuse de l’offensive a déterminé le succès. Tous, officiers, sous-officiers et soldats, avez répondu à mon appel. Tous, avez bien mérité de la patrie. » Un Scudéry ferait remarquer que « quantités de munitions » est bas et que « constater des traces » est incorrect. Mais c’est tout de même du Corneille. J’ai vu, dans une pièce de théâtre qui n’était pas sans mérite, un personnage réciter les premières phrases de cet ordre. Tout le texte de l’auteur s’éclipsait auprès de ces lignes faites pour le marbre.

On cite ces passages parce qu’ils sont les plus célèbres. Mais tous les ordres qu’on a publiés sont du même style.

En vérité, on se fait des idées bien fausses sur l’état d’écrivain. On s’imagine qu’il faut être en même temps littérateur. C’est une erreur étrange. Beaucoup des plus grands n’ont pas fait profession d’être gens de lettres, et c’est même un des traits de l’art d’écrire qu’à l’inverse de tous les autres arts, on y excelle sans être du métier. A l’extrême, on peut imaginer qu’il y a des écrivains en puissance, et qui s’ignorent. Un grand général est de ceux-là. Il lui faut, pour mener une campagne, la puissance de se représenter les choses et la faculté d’inventer qui font l’imagination des grands