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purement sentimental, des Serbes aux anciennes provinces du royaume de Douchan et de Lazar. Certes, la communauté du sang et de la langue crée une sorte de lien entre des frères de race, séparés par la fatalité des événemens. Mais cette séparation existe depuis longtemps dans d’autres régions de l’Europe. Assurément aussi incorporer à l’Empire dualiste la Bosnie et l’Herzégovine, c’était détruire l’idéal national, dont se nourrissaient les aspirations des Serbes indépendans, et il n’est pas permis, après avoir foulé aux pieds un traité existant, comme le fit en octobre 1908 le baron d’Aehrenthal, d’interdire ensuite à un peuple fier de conserver ses espoirs nationaux et de réserver l’avenir. Mais la gravité qu’eut l’annexion aux yeux des Serbes clairvoyans ne gisait pas seulement dans le veto mis à la réalisation de leurs destinées patriotiques. Le vrai danger qu’elle enfermait pour eux, c’était la révélation soudaine des desseins politiques du cabinet de Vienne, mise en lumière par l’abrogation de l’article 23 du traité de Berlin.

L’annexion constituait un avertissement et une menace dont il était impossible qu’on ne s’effrayât pas à Belgrade. Elle était le premier pas dans l’acheminement de l’Autriche-Hongrie vers l’intérieur de la péninsule, la mesure préliminaire avant l’absorption des petites nationalités slaves des Balkans, en vue d’atteindre le but convoité, le rivage de la mer Egée et le port de Salonique, terre promise des ambitions austro-hongroises. « L’Empire dualiste, disait-on à Vienne, est la seule Puissance n’ayant pas de colonies d’outre-mer ; selon toutes prévisions, il n’en possédera jamais. A quoi bon ? Son domaine colonial, son champ d’exploitation, c’est la péninsule balkanique, et Salonique sera le point terminus de la voie ferrée reliant Vienne à la mer Egée. » Or, tant que subsistait le traité de Berlin, il garantissait aux Serbes que ces visées resteraient à l’état nébuleux et que le statu quo balkanique serait respecté, parce que le traité portait la signature de toutes les grandes Puissances qui ne laisseraient pas sans opposition protester cet acte international.

Au point de vue économique, la Serbie se trouvait entièrement dans la dépendance de l’Empire voisin, unique débouché de ses produits agricoles, des marchandises d’échange dont elle disposait. Le cabinet de Vienne n’avait-il pas sous la main le prétexte élastique des précautions sanitaires pour refouler le