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leurs illustres contemporains. Henri Heine a dit que si les Romains ont conquis le monde, c’est qu’ils n’avaient pas à apprendre le latin ; je suis parfois tenté de dire que si Pascal, La Fontaine, Bossuet, Voltaire, ont si admirablement écrit le français, c’est qu’ils n’avaient pas eu à apprendre la grammaire. Il est vrai qu’ils faisaient des « fautes d’orthographe » qui les auraient fait refuser, sur deux lignes de leur copie, à l’examen primaire le plus inférieur[1]. » Observation qui aurait délicieusement réjoui Flaubert, lequel avait remarqué que nul grammairien n’a jamais su écrire, et qui appuyait son paradoxe sur de tels exemples qu’il le faisait irréfutable[2],

Oui, quand nous ouvrons les chiffonniers où dorment les vieilles lettres ou les Mémoires de ces femmes si peu lettrées, nous y découvrons des billets charmans et des récits pleins de grâce, de malice, d’esprit et de bonne humeur, empreints de cette philosophie aimable et résignée, fleur précieuse des âmes où tout est ordonné et qui n’espèrent de la vie terrestre que ce qu’il est sage d’en attendre : un peu de joie et beaucoup de peine, de grands devoirs et de petits plaisirs ; de cet amalgame elles composaient le tranquille bonheur du foyer, étant convaincues de ce précepte édicté par l’abbé Fleury dans son Traité du choix et de la matière des études : « Consolez-vous de l’ignorance de tout ce que l’on peut se passer de savoir et ne pas laisser que d’être heureux. » Assaillies par de terribles épreuves, ces filles de l’Abbaye-au-Bois et de Penthemont, auxquelles on n’avait guère appris que la danse, le clavecin, les révérences, la déclamation, — et le catéchisme, — se trouvèrent être subitement et spontanément instruites de tout ce qui leur était nécessaire pour braver héroïquement l’orage. Au lieu de nous gausser de leur manque de savoir, nous devons admirer ces Françaises d’autrefois qui supportèrent, avec l’intrépide fermeté de l’homme d’Horace, l’effondrement d’un monde. Elles aussi, comme les compagnons de leur parcours sur la terre, eurent à subir de redoutables reviremens : elles demeurèrent fières et dignes dans les prisons comme sur l’échafaud ; aux prises avec les nécessités et les misères de l’exil, elles ébahirent les étrangers par leur ingéniosité laborieuse et leur adroite

  1. Gaston Paris, Préface de la Grammaire raisonnée de la langue française, par Léon Clédat, p. VII.
  2. Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, II, 340.