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représentans étrangers accrédités à Paris avaient remis à Napoléon III leurs lettres de créance. Sous peine de se rendre ridicule, Nicolas Ier était tenu de suivre l’exemple que lui donnaient tous les cabinets ; mais il manifesta son mécontentement en modifiant dans la lettre que son ambassadeur emportait à Paris la formule protocolaire : « Monsieur mon frère et cousin » par la suppression du mot « frère. » On regrette de voir la rancune d’un homme de cette trempe se traduire par un enfantillage.

A cette époque, quoiqu’il fût dans la force de l’âge et que sa robuste constitution semblât lui promettre de longs jours, il n’avait plus que deux années à vivre. Elles sont remarquables par une recrudescence de l’incommensurable orgueil qui avait inspiré les principaux actes de sa vie. La guerre de Crimée en fut le dernier et le plus éclatant témoignage. Il se crut en état de conquérir l’Orient, d’en finir avec l’empire ottoman qu’il appelait « l’homme malade », et de braver l’Europe qui, lasse de ses tentatives d’hégémonie, se liguait peu à peu contre lui. Mais, lorsque ses premières défaites lui eurent fait comprendre qu’il ne parviendrait pas à la dominer, et que son Empire était voué à des désastres, lorsqu’il vit l’Autriche et la Prusse prêtes à s’allier à ses adversaires, et lorsque enfin il entendit ses peuples lui reprocher les malheurs dont ils étaient menacés et en rendre responsable l’écrasant despotisme qu’il avait exercé sur eux, il s’effondra. L’imprudence qui entraîna sa mort, — une promenade en vue de laquelle il avait, quoique souffrant depuis plusieurs jours, quitté son lit et que, malgré ses médecins, il fit à peine couvert, par vingt-trois degrés de froid, — cette imprudence semble avoir été volontaire. Il expira le 3 mars 1855, après avoir constaté la banqueroute des idées et des principes dont, sa vie durant, il s’était fait le défenseur et en exprimant à son fils Alexandre II l’amer regret de lui laisser un si lourd héritage.


ERNEST DAUDET.