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pommes de terre ! Leurs fanes pendent toutes jaunes : nous les devinons rondes, énormes, et si savoureuses ! Aux arbres les feuilles sont déjà rouges. On les voit tourbillonner, arrachées par de subits coups de vent. Les cigognes sont parties, remplacées par des myriades de corbeaux qui arrivent en trombes noires et nous obsèdent de leurs croassemens. Qu’il fait triste !

Stupéfaction et joie. Ce matin, on nous a fait faire la récolte des pommes de terre ! Il faut en profiter. Tous nous avons décousu nos doublures de vestes, de capotes et, matelassés, surchargés de patates, nous sommes revenus en traînant la jambe... Les sentinelles en remplissent aussi leurs poches. Alors, allons-y !... Matin et soir, nous en ramenons tant que nous pouvons. Et sous les bas-flancs, les provisions s’entassent... Nous sommes dans l’enthousiasme !

Pour les cuire, nous avons descellé les briques qui murent les foyers de deux grands calorifères russes dans notre chambre. On a fait la chasse au bois et institué des « tours de feu. » Par quatre ou cinq gamelles à la fois, on fait bouillir les pommes de terre et toute la nuit le feu ronfle. Chacun se relaie, et, dès qu’il a fini, réveille son suivant de tour, se recouche et s’endort au glougloutement des gamelles qui bouillent, l’estomac lourd et, contre lui, la musette où s’entassent les pommes de terre en « robe de chambre. » Chose inimaginable et qui, depuis si longtemps ne nous était pas arrivée : pendant quelques jours, nous n’avons plus faim !

C’était trop beau ! Un matin, le régisseur de la ferme a surpris le manège. Vous imaginez la scène ! Comme nous avons bien fait d’entasser des provisions ! Nous avons encore 2 000 kilos dissimulés sous le plancher : pourvu qu’on ne vienne pas nous les prendre !

Nous voilà maintenant occupés à arracher du lin, tige par tige, tant il y a d’herbes folles ; toute la journée, les pieds dans l’eau, nous souffrons de l’humidité et du froid ; nous toussons tous : aucun vêtement de rechange et tout notre linge usé.

Coup de théâtre. A huit heures du soir, nous étions couchés ; le cheval blanc de l’Hystérique est signalé sur la route : ordre de faire le cercle, dans la cour. Qu’y a-t-il encore de nouveau ? Nous nous regardons avec inquiétude. L’Hystérique caresse l’encolure de son cheval. Sa face grimace étrangement il roule de gros yeux ronds. Enfin : « Je suis heureux de vous