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gelé. Il est impossible de faire le moindre mouvement pour se réchauffer. Se porter d’une jambe sur l’autre attire immédiatement l’attention d’une des doux sentinelles et c’est aussitôt la crosse dans les reins. L’immobilité doit être absolue. Pourtant nous espérons bien les lasser : nous tiendrons toute la journée, s’il le faut… Le caporal revient goguenard : face rougeaude où roulent de gros yeux blancs, un ventre énorme sur deux longues jambes maigres. D’un air d’arrogance et de défi, il demande si nous voulons enfin travailler. Refus… Un appel de la silène, un ralentissement des machines. Un flot de Français et de Russes débouche de la fosse au galop : ils vont à la soupe de midi. Trois quarts d’heure après, toujours courans, ils repassent : un geste de la main vers nous, et ils s’engouffrent de nouveau dans la mine… Maintenant, les membres raides, la tête qui tourne, il nous faut faire effort pour ne pas tomber. Le vent nous mord le visage, il nous semble être en suspension sur nos jambes molles et douloureuses, nos pieds gourds. Qu’espérons-nous ? que, devant notre résistance, ils préféreront se débarrasser de nous, nous renvoyer au camp, nous traduire en conseil de guerre. Le camp, la prison, tout plutôt que ce bagne où l’on est retranché des vivans !

Quatre heures ; la nuit est revenue : les lampes trouent l’obscurité de points lumineux, voilés et brouillés dans cette trouble atmosphère. Et la neige se met à tomber. Le vent, qui se fait plus âpre, nous colle rageusement les flocons sur la figure. De nouveau le caporal vient poser la même question, à laquelle nous opposons la même réponse… Les camarades remontent du fond, vivement, pour la soupe. L’équipe de nuit descend les remplacer sous la neige. La fabrique recommence à gémir et hurler… Vers huit heures, flanqué du caporal, arrive le directeur de la mine qui fait sa ronde afin d’inspecter le travail de la journée. Il s’arrête devant nous. « Pourquoi vous ne voulez pas travailler ? Vous n’avez pas le droit. — Nous sommes incapables d’un travail de force, tous malades, épuisés par les représailles de Russie, par la faim… Depuis trois mois sans lettres, ni colis, ni mandais, sans pouvoir donner d’adresse à nos familles, puisque nous ne sommes pas affectés au camp de M… » Un éclat de rire, un juron et : « C’est bon ! Vous travaillerez demain. » Encore deux heures dans cette neige et ce vent. Totalement engourdis, nous ne sentons plus nos membres : de grandes