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ces « maudits, » qui ne veulent rien faire... Tous les mêmes : geignans et souffrans sous le collier de force, serviles devant toute incarnation de l’« autorité. »

...Le caporal, tout confit de sourires rageurs, nous annonce que, par « ordre, » nous rentrons demain à X... Nous éclatons de joie. Mais il faut nous contenir... à cause des camarades qui restent et à qui pareille chose ne peut arriver. Les sentinelles sont stupéfaites. Jamais, dans une mine, on n’avait vu une Kommandantur reprendre des travailleurs.


AU LAZARET

27 janvier 1917. — Ça ne va pas : le point de côté que je traine depuis deux mois, l’épuisement, les froids m’ont mis à bas. Ce malin, 39 degrés de fièvre. Bon pour le lazaret. De mon arrivée dans la salle aucun souvenir ; seulement, la sensation, à la fois agréable et douloureuse, d’être déshabillé et étendu dans un lit, coulé dans un drap d’ailleurs glacé. Mais c’est la première fois, depuis le départ pour la Russie, en avril 1916, que je me déshabille pour me coucher... Puis une confusion indescriptible de cauchemars, de crises de fièvre, où je délire, environné de fantômes, de squelettes hideux, le casque à pointe sur le crâne ; des lueurs de raison, pour constater la détresse où mon être se débat, unité perdue dans la théorie de misères toutes semblables qui luttent ici désespérément contre la Mort, grande maîtresse du lieu. La Mort, comme on la voit bien dans la fièvre ardente ! Face à face avec elle, parfois on accepte sa compagnie avec un calme, une indifférence, une insensibilité presque absolue. Après tout, un de plus qui disparaît dans l’horrible ronde, qu’est-ce que c’est ? est-ce que ça compte ? La marche de l’univers n’en sera pas troublée. Alors la Maudite se fait engageante : les yeux exorbités, le nez camard, la grande mâchoire endentée, elle sourit, gracieuse. Elle se drape dans son suaire. Il serait doux de s’envelopper, de se fondre, de disparaître dans les grands plis légers qui semblent blancs et soyeux et me frôlent... comme ça, tout simplement, comme s’endort un enfant bercé. Ce serait fini...

Oui, mais mourir en Allemagne ! Une répulsion, une révolte contractent tout l’être, chassent l’hallucinante vision ; ah ! ne pas mourir comme ça, pas ici ! Il faut tenir, décupler le souffle