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de vie qui veille encore en nous. Il faut souffrir, vaincre la Mort. Et la sensation atroce, dominant toutes les autres, du froid horrible qui vous paralyse, gagne tous les membres, montant des pieds le long des jambes, s’insinuant le long des flancs, dans le dos ! Grelottant de fièvre, avec des poussées de chaleur subite, l’impression de tomber brusquement dans l’eau glacée ! ... De fait, le froid continue ; c’est la deuxième semaine ; le thermomètre a marqué 30°. Et il n’y a toujours pas un grain de charbon ! Pas même ici, à l’hôpital, dans cette chambrée de grands malades.

Les baraques dont se compose le lazaret sont des tentes doublées d’une cloison de planches à l’intérieur : le vent y passe tout à l’aise, le Châssis des fenêtres disparaît sous la glace. Les haleines fiévreuses qui montent de ces cinquante lits se condensent au plafond, et retombent en stalactites qui, chaque jour, s’allongent davantage au-dessus de nos têtes, comme une perpétuelle menace. Un silence poignant règne dans la salle où gisent Français, Anglais et Russes.

Chacun est tapi et recroquevillé dans son lit ; on n’entend que le sifflement des poitrines oppressées de fièvre, le halètement des pneumonies qui étreignent les torses, la plainte sourde d’un rhumatisant, puis des mots vagues, des hallucinations de démens. Au ras des couvertures, un paquet de chiffons, de serviettes, de tout ce qu’on trouve où s’enfouir le crâne, puis une buée qui monte : un vivant souffre là ! Chaque lit n’est pourvu que de deux minces couvertures, recouvertes d’une grande poche de cotonnade de couleur, à carreaux roses ou bleus, qui, suivant la mode allemande, fait office de drap supérieur, mais qu’on pose simplement sur son corps, sans pouvoir border de chaque côté. Par ruse, en dépit des règlemens, on a pu garder ses vêtemens et se les étendre sur les pieds. On couche avec son caleçon et son tricot, quand on a caleçon et tricot. Cela d’ailleurs est strictement défendu, quelque froid qu’il fasse. Le pis est que la chaleur des corps a condensé l’humidité de la salle sur les couvertures de nos lits ; immédiatement elles ont gelé, et depuis nous sommes littéralement enveloppés dans un suaire de glace qui moule nos corps grelottans. Chaque matin, nous nous réveillons, les joues, les lèvres collées sur les couvertures par la buée de nos respirations qui s’est congelée. Les barbus, les moustachus, aussitôt après leur réveil, sont occupés à arracher les glaçons de leurs poils. Le