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la « Morgue. » On songe : « Pauvres vieux, fini pour eux ! » C’est tout, et, instinctivement égoïstes, on jouit de la sensation de remuer bras et jambes, de voir la lumière et de se jeter très loin en avant dans l’avenir. Et là-bas, en France, les familles, un jour, brusquement, recevront un imprimé : un tel, mort, tel jour, telle heure. Puissent-elles alors ne pas se représenter l’horreur de la grande angoisse solitaire, où celui qu’ils aimaient a disparu dans son coin d’exil ! Quelques lettres de lui arriveront encore, et peut-être ce qu’on aura trouvé dans ses poches, sous son traversin : le vieux porte-monnaie, le portefeuille aux photos, les minables et chers souvenirs...

Mars. — Je vais mieux. Je m’en tire. Mais je suis dans un tel état de faiblesse que, tout affamé que je suis, je ne puis supporter aucune nourriture.

Quatre Français sont arrivés, venant des mines ; tous quatre sont perdus. Aussitôt couchés, ils sont entrés dans le coma. L’un d’eux était malade depuis longtemps. Un jour, il refuse de descendre ; alors on le met au garde à vous, dehors ; puis on imagine de lui fourrer les bottes de neige et de l’y enfoncer jusqu’aux genoux. Au bout d’une heure, il s’évanouit. Trois jours après, on l’expédie ici...

En quarante-huit heures le compte des quatre malheureux a été réglé. On a inauguré pour eux le « paravent de la mort : » quatre châssis à charnières, tendus de papier, dont on entoure le lit de celui qui trépasse. Quand on apporte dans la salle le paravent macabre, chacun se sent secoué d’un petit frisson. Et on ne quitte plus des yeux les sinistres feuilles de papier derrière lesquelles se livre le suprême combat.

On meurt terriblement dans cette baraque et dans tout l’hôpital, et ce sont presque toujours les plus anciens prisonniers qui s’en vont. D’hiver en hiver la mortalité augmente implacablement parmi eux. La tuberculose surtout fait d’affreux ravages.

Une nouvelle inouïe bouleverse le camp et l’hôpital : on a lu deux articles de journaux français au sujet du rapatriement pur et simple des prisonniers faits en 1914, — français et allemands. Des journaux suisses en ont parlé ; les journaux allemands auraient enregistré ces bruits ; les pourparlers seraient assez avancés. Il y aurait différentes catégories : d’abord les hommes d’un certain âge, pères de trois enfans — puis les prisonniers valides de tous âges, en commençant par les plus