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la légendaire générosité de notre race. Un timoré, qui présageait ce péril, avait écrit, il y a quelque cinquante ans déjà : « De bonne foi, croyez-vous que le régime de notre enseignement prépare à l’État une génération de soldats ? Envoyer sous la tente un bachelier ès lettres tel que l’ont fait nos collèges et nos examens, le jeter dans un camp au sortir de la salle d’études et de la Sorbonne, cela ne serait pas seulement cruel, c’est absurde et impossible[1] ! »

Voilà que la plus poignante réalité a donné un triomphal démenti à ces prédictions. Manifestement, le jugement porté par Tocqueville est encore valable : la France, en dépit de tous les changemens de régime qui risquaient d’altérer son tempérament, est toujours ce peuple., « tellement inébranlable dans ses principaux instincts, qu’on le reconnaît encore dans des portraits faits de lui il y a deux mille ans… » Sa force de tradition est telle que celle-ci, parût-elle atténuée, se retrouve intacte ou accrue à l’heure du péril. Nous les avons vues, nous les voyons à l’œuvre, ces jeunes générations dont nous concevions quelque défiance : tous, professeurs, bacheliers, normaliens, primaires, étudians, séminaristes, instituteurs, savans, illettrés, pêle-mêle, prôneurs du passé ou visionnaires de l’avenir, antimilitaristes ou chauvins, patriotes on internationalistes, se sont serrés d’un seul cœur autour du drapeau, « plus fiers, plus braves, plus simplement héroïques, plus magnifiquement guerriers que les guerriers les plus réputés de l’Europe. Ils ont dû reculer sous l’ouragan de mitraille auquel ils ne pouvaient pas répondre : et, tout de même, sur le mot d’ordre du chef qui, un jour, au nom de la France, leur commande de vaincre, ils s’agrippent au sol de la Marne, exténués, hallucinés de fatigue par des semaines de lutte sans espoir, et, ayant devant eux la puissance la plus formidable de l’histoire, ils la brisent d’un effort suprême et en rejettent les débris à quatre-vingts kilomètres en arrière[2] ! » Devant un tel prodige, on doit être rassuré et ne point prendre au tragique des modifications de détail qui changent, et c’est regrettable, l’apparente allure du pays, mais qui n’entament ni son cœur ni sa vaillance.

Restent nos petits, à la joie et au bonheur desquels il nous

  1. V. de Laprade, l’Education homicide, 1868, p. 136.
  2. Antonin Eymieu, La Providence et la guerre, p. 212.