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faut veiller pieusement : qui sait si, à la menace des difficultés appréhendées, quelque pédagogue bien intentionné n’en imagine pas trouver la panacée en renforçant une fois de plus la somme de savoir que les programmes futurs vont leur imposer ? Cela inquiète les grands-papas, paladins surannés de l’inutile. J’en sais un qui se désole : un vieux rêveur, obstiné dans la lecture des livres où revit notre passé, et rendu impénitent rétrograde à la fréquentation exagérée de nos anciens chroniqueurs. Il prend son petit-fils sur ses genoux et lui tient des discours qui seraient bourrés de pernicieux conseils si l’enfant, qui n’a pas deux ans, pouvait en comprendre un seul mot : « Pauvre petit, sermonne l’aïeul, tu viens à une époque malheureuse : si tu étais né dans ce paradis terrestre qu’était la France d’autrefois, avant qu’elle eût goûté aux fruits de l’arbre de science, ton enfance et ta jeunesse auraient été radieuses et enchantées. Tu n’aurais appris que ce qui t’aurait charmé ; les maîtres t’auraient inspiré le culte des beaux vers et des grandes actions ; on ne t’aurait donné à lire que des épopées merveilleuses et des histoires de héros fabuleux ; ton imagination n’aurait pas été éteinte par les chiffres et les formules, et tu n’aurais connu du calcul que ce qu’il en faut pour tenir les comptes d’un ménage. Ta joie d’être au monde n’aurait pas été troublée par le cauchemar de problèmes sociaux, d’ailleurs insolubles ; ton catéchisme t’aurait enseigné qu’il faut aimer les pauvres et les secourir ; et tu aurais ainsi grandi, heureux et tranquille, non sans épreuves, mais sans efforts et sans ambition d’argent ou de profit : car, en ce temps-là, on ne rêvait pas d’être quelque chose, mais d’être quelqu’un. Au lieu de cela, pour ne point rester un inutile et un arriéré, il te va falloir devenir grave, quitter ta maison et ceux qui t’aiment, pour vivre avec des étrangers ; durant les dix plus belles années de ton printemps, tu peineras sur des résumés fastidieux dont les sèches nomenclatures n’élèveront point ton âme et n’orneront pas ton esprit ; tu ne pourras t’arrêter à la science de ton goût, car on t’obligera à les effleurer toutes, ni te passionner pour l’auteur de ton choix, car tu n’auras pas le temps de relire : au lieu de ne t’infliger que la dose de chiffres nécessaire à un avocat, à un magistrat, à un propriétaire, à un homme de lettres, on te fera pâlir sur l’algèbre, la géométrie, l’arithmétique et la trigonométrie, comme si une vocation irrésistible