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apprend que ces débris de murs écroulés et de toitures effondrées s’appellent Breuil, dans le canton de Roye, Buverchy, à vingt-sept kilomètres de Péronne... Et ces noms, déchiffrés au passage, évoquent des coins de vieille France, un long passé de vie de province, en Picardie, avec des fêtes patronales, des marchés francs, des coutumes tout imprégnées de la saveur du terroir. Comme tout cela semble loin de l’Amérique ! Et cependant nous allons visiter une colonie de Smith College !...

Voici qu’une petite lumière brille au loin, dans une vallée. Elle nous attire, elle nous guide en cette traversée de l’ombre, comme le fanal de quelque rive invisible, ou comme la clarté lointaine du château de la Belle au Bois dormant. Halte. Dans quel fantastique parc de légende avons-nous stoppé ? Quel saisissant contraste entre la machine très moderne qui nous mène à ce château nocturne, et le spectacle que révèle à nos yeux l’électricité des phares de l’auto, dans cette nuit sans étoile et sans lune !

Les Américains, dont le sens pratique a été souvent loué comme il le mérite, ont le goût du romantisme pittoresque. Les Américaines surtout ont une jolie inclination à l’idéalisme aventureux. J’imagine que les vaillantes jeunes filles, qui viennent de quitter ainsi les coteaux granitiques du Massachusetts pour coloniser de cette façon originale et bienfaisante les plaines limoneuses du Santerre, ont trouvé dans la vue des ruines de Grécourt une impression qui répond en même temps à leur recherche du décor pathétique et à leur dessein de reconstruction matérielle, morale, sociale.

Les ruines du château de Grécourt, surgissant dans la nuit comme une vision de cauchemar, ne sont plus que la carcasse d’une demeure qui fut opulente, spacieuse et seigneuriale, autant qu’on en peut juger d’après les hauts perrons, les larges fenêtres, les cheminées monumentales que révèle, au passage des lumières électriques, le mystère de la façade balafrée, des salles éventrées et du faîtage démoli. Mais nous n’avons guère le temps de faire des réflexions, car voici qu’une ombre légère se glisse parmi les pierres disjointes de ce château que Walter Scott ou Anne Radcliffe eussent aimé à décrire pour y encadrer quelque drame du moyen âge. Quelqu’un traverse d’un pas presque imperceptible l’herbe humide, les feuilles mortes, le sable ruisselant de l’averse récente. On vient vers nous.