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de ceux qui voudraient s’y abriter... La représentation continue... » Cela dit, et dit comme la chose du monde la plus naturelle, la représentation a continué sans encombre. Ni un manque de mémoire, ni une hésitation dans la voix n’a trahi aucune émotion chez les artistes. Silvain a continué d’être jovial, Madeleine Roch fanatique, Albert Lambert courroucé, Fenoux paterne et Mlle Piérat de nous faire admirer sa grâce exquise de fine Tanagra. Ainsi tous ont donné l’exemple du devoir professionnel simplement accompli.

Cependant, de notre place, nous percevions le bruit du canon, auquel se joignait bientôt l’éclatement des bombes. Et c’était aux vers du poète un accompagnement anachronique et imprévu, quelque chose comme une sinistre musique de scène qui parfois couvrait celle du compositeur. A partir de ce moment, nous avons assisté à deux pièces : celle qui se jouait sur la scène et celle qui se jouait au dehors. Et celle-ci faisait à celle-là une curieuse contre-partie.

Car nous étions sensibles, ainsi qu’il convient, au désespoir d’Hippias qui se voit refuser celle qu’il aime, et nous nous attendrissions, comme il est juste, sur la vocation forcée de Daphné. Mais nous songions aussi qu’il y a de plus grands malheurs, inquiets, à cette minute même, pour les êtres chers que nous avions laissés dans la ville bombardée. Combien les Gothas feraient-ils, cette fois, de victimes ? Ce qui était certain, c’est qu’il y aurait des morts et des blessés. Et la pensée de ces souffrances réelles ne laissait pas de nuire à l’effet des vaines lamentations de l’imaginaire Daphné.

Sur la scène on continuait à traiter sévèrement le Christ, qualifié de Dieu sombre et sans pitié, Dieu qui rend les hommes cruels, Dieu ennemi de la joie. Dieu de la mort,


Mauvais démon armé contre le genre humain
Qui fais traîner le chant des pleurs sur ton chemin...


Et comme, lui aussi, le bombardement continuait, nous réfléchissions que cette abominable tuerie ne se faisait pourtant pas au nom du Dieu de l’évangile, car il a dit : « Tu ne tueras pas. » Mais il est un autre Dieu qui, paraît-il, autorise la trahison, le pillage et l’assassinat. C’est celui-là que nous avons vu, il y a quatre ans, s’armer contre le genre humain ; c’est lui qui fait traîner sur son chemin un si universel chant de pleurs qu’il n’est aujourd’hui presque pas une famille française, anglaise, italienne, où l’on ne soit en deuil. Ce vieux Dieu allemand est vieux comme la Barbarie qu’il symbolise et contre laquelle se sont élevées tour à tour les deux civilisations païenne et