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déclara son amour avec tant d’impétuosité qu’il en demeura « abasourdi : » « Nés sous des cieux différens, nous n’avons ni les mêmes pensées, ni le même langage : avons-nous du moins des cœurs semblables ?... Je sais aimer et souffrir, et toi, comment aimes-tu ? etc. »

On connaît la suite, et la suite aussi de ce malencontreux amour. Si je parle ici, après tant d’autres, de cette aventure, c’est pour y ajouter un document : les confidences que F. Buloz reçut de Musset après son retour en France, et qu’il nota, assez curieusement, sur le dos d’une lettre d’Alfred de Vigny. Celle-ci porte le timbre de la poste : Juin 1834. Cette lettre est sectionnée en deux parties ; l’une a été publiée déjà, l’autre, égarée, est restée inédite : elle est maintenant entre mes mains.

Voici les deux pièces :

... « à son retour, au sujet des recherches qu’on avait faites pour retrouver le docteur. Comme on voit, la confiance avait disparu entre les deux amans ; le soupçon tourmentait A. de M. ; souvent, il avait surpris des signes d’intelligence entre G. S. et le docteur ; il devinait jusqu’au moindre mouvement et ne ménageait pas G. S. « Tu es une catin, lui dit-il un jour ; tout mon regret, c’est de n’avoir pas mis 20 francs sur ta cheminée, le jour où je t’ai eue pour la première fois. » On se ferait difficilement une idée des cris, et de la violence des apostrophes à de pareilles scènes. Mais ce qui faisait le plus grand tourment de G. Sand, c’était l’instinct si profond avec lequel A. de Musset pénétrait le moindre signe, la moindre démarche. « J’ai en horreur les hommes qui devinent tout, » disait-elle. A. de M. eut bien à souffrir pendant cette maladie ; souvent il surprenait des caresses dérobées, de tendres attouchemens entre les nouveaux amans. Dès qu’il put se traîner, il se faisait presque porter à un café voisin, et abandonnait la place à l’amour naissant du docteur [1]. »

« Enfin, un matin à son lever, il découvrit dans une pièce voisine une table à thé servie encore, mais avec une seule tasse. «Tu as donc pris le thé hier soir ? — Oui, dit G. Sand, j’ai pris le thé avec le docteur. — Ah ! comment cela se fait-il, il n’y a qu’une tasse ? — On aura enlevé l’autre. — Non, on n’a rien enlevé, vous avez bu dans la même tasse. — Quand cela

  1. Inédite.