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regardais le prince, assis à côté de la Reine à la table royale, et je me demandais s’il y avait réellement l’étoffe d’un souverain, d’un moderne conducteur de peuple, dans ce jeune homme efféminé, couvert de bijoux, occupé en apparence de futilités, mais très intelligent et répondant avec esprit aux plaisanteries que lui décochait Léopold II.

Les paroles du secrétaire me revinrent à la mémoire, lorsque, deux ans plus tard, j’appris que Ferdinand de Cobourg avait accepté la couronne princière de Bulgarie, vacante depuis un an par l’abdication d’Alexandre de Battenberg. Le lieutenant de réserve de honveds, qui ne témoignait aucun goût pour le métier des armes, le jeune homme efféminé allait sans balancer prendre la succession d’un vrai soldat dans les circonstances les plus difficiles et les plus périlleuses. Il se préparait à régner sur un peuple, que nos yeux d’Occidentaux n’apercevaient au plus lointain de l’Europe qu’à l’état de demi-barbarie, n’usant de sa récente émancipation que pour se livrer plus librement à son jeu favori des conspirations et des attentats.

Je rencontrai, quelque vingt ans après, le prince de Bulgarie dans l’Orient-express entre Vienne et Bucarest, au moment où il allait échanger sa couronne vassale contre celle de Tsar. Le prince blond avait grisonné et pris du ventre. Son air hautain, le manque de franchise de son regard, ne le rendaient pas sympathique. Mais tout lui avait réussi. Je dus reconnaître qu’une ambition fortement enracinée peut suppléer à de belles qualités royales, même aux vertus militaires et à la séduction personnelle qui attire et qui conquiert, quand elle est servie par un sens politique supérieur, un esprit d’astuce heureusement développé et une conscience allégée de tout scrupule.

L’ambition, — une ambition effrénée, — explique toute la carrière de Ferdinand Ier. Elle a peuplé de trônes et de couronnes ses rêves d’adolescent ; elle a donné à son cœur, plutôt prudent, le courage de vivre au milieu d’hommes familiers avec l’assassinat politique ; elle lui a fait entrevoir, avec la réalisation de ses desseins balkaniques, l’empire d’Orient comme la dernière étape d’une existence prestigieuse. Or il est arrivé, chose assez rare dans le mariage des peuples avec leurs dynasties, que cet homme est bien le roi qu’il fallait aux Bulgares. Il personnifie parfaitement son pays aux yeux des étrangers. Si différent qu’il soit, par ses goûts luxueux et raffinés,