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tutoiement signifie encore la confiance de l’ancien dans le nouveau, de l’aîné dans le cadet.

Je devine que ton âge est exigeant et porté aux sciences exactes. Je te donnerai donc, tout d’abord, des chiffres qui répondront à ton désir de savoir. Georges Guynemer, dont je viens de te conter la vie, — pour sa mort, je n’ai pu te dire que ce dont j’étais informé, — a volé 665 heures 55 secondes. C’est l’addition de ses deux carnets de vol : il y manque le vol du 11 septembre 1917 qui n’a jamais eu de fin.

Pour le nombre des combats qu’il a livrés, malgré mes investigations, il est assez difficile de le fixer avec certitude. Lui-même n’avait aucun souci d’en faire le compte. Ce nombre dépasse six cents s’il n’atteint pas sept ou huit cents. Ton Guynemer, notre Guynemer ne sera pas surpassé : non qu’il ait omis de transmettre à ses successeurs, à ses vengeurs, à ses émules, non que ceux-ci aient omis de prendre en main le flambeau sacré qui, en France, jamais ne s’éteint, — mais parce que le génie est un privilège exceptionnel et parce que les méthodes en aviation se détournent aujourd’hui du combat solitaire pour organiser les reconnaissances et patrouilles par escadrilles et les manœuvres collectives.

Tu aimeras aussi en Guynemer l’inventeur et tu voudras connaître mieux son avion magique. Plus tard, il sera exposé, et peut-être tes camarades de Paris ont-ils eu l’occasion de te raconter qu’ils avaient vu aux Invalides l’appareil sur lequel Guynemer abattit dix-neuf ennemis. Le 1er novembre dernier, la foule défilait devant lui : comme une tombe, il était orné de magnifiques gerbes de chrysanthèmes et tout jonché de bouquets de violettes que jetaient les passans tour à tour.

Chez Guynemer, tu l’as déjà retenu, l’armurier et le tireur valaient le pilote, s’ils ne le dépassaient pas. Le capitaine Galliot, qui est un spécialiste, l’a appelé « le plus grand penseur des combats aériens, » soulignant par là que, chez Guynemer, la justesse du tir était préparée et préméditée. « La précision, ajoute-t-il, était d’ailleurs le trait saillant de son caractère de tireur ; il ne jetait pas le coup, il visait froidement et rigoureusement. La précision dans le fonctionnement des armes et la précision dans leur emploi étaient pour lui des dogmes… Ses qualités de tireur, au service de sa volonté et de son intelli-