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Ce qui étonne, par exemple, c’est de voir cette Bruges des poètes, cette ville des béguinages, noire de monde, transformée en quelque Arles ou en quelque Antibes : les gens ne s’habituent pas à la pensée de leur liberté. Pouvoir aller, venir, à leur aise, sans méfiance, quelle ivresse ! Les cinquante mille Brugeois sont dans la rue du malin au soir, à peine s’ils rentrent se coucher. Ces gens du Nord, quand ils s’y mettent ! Les voilà tous dehors, des rubans, des cocardes aux chapeaux, aux corsages, attendant les soldats qui passent, Belges, Français, Américains, les entourant, les caressant, et c’est plus extraordinaire encore que cette profusion d’étendards, cette gaité tricolore qui se balance et flotte à tous les étages des étroites rues.

On se demande d’où cela sort, où on avait bien pu cacher ces oriflammes, comment tout ce patriotisme séditieux a pu échapper aux Allemands. Les Allemands ! Il n’y a pas deux jours que le dernier est parti, et déjà les vitrines, les cafés, les boutiques arborent des souhaits de bienvenue à l’armée, aux Alliés : comme on ne peut pas tout le temps crier, ni crier tous les cris à la fois, on en charge des affiches qui acclament le Roi, la Reine, la Belgique, la France, les héros de l’Yser. Ces papiers se répandent, fleurissent avec une rapidité incroyable. Ils servent à rebaptiser les rues. L’une d’elles a reçu le nom du comte Wisart, le vieux bourgmestre octogénaire, qui a dit au major allemand qui l’arrêtait :

— Fusillez-moi, mais poliment !

Et c’est, dans ce décor vieillot de Bruges-la-Morte, toute une effervescence, un mouvement de ville en vacances, une sorte de « quatorze juillet » interminable sur lequel, de quart d’heure en quart d’heure, dégringole du haut de la tour des Halles la volée de notes du carillon.


III. — LA PRÉCAUTION INUTILE

Dans cette Bruges où j’aimai tant à flâner autrefois, où chaque détour me représente des images de ma jeunesse, je ne retrouve presque plus aucune des œuvres d’art qui avaient coutume de m’y attirer en ce temps-là. On a caché, par crainte de la guerre, les merveilles célèbres des églises et des musées : les van Eyck, les Dirck Bouts, les Gérard David de l’Académie,