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l’ai vu, ce matériel immensément énorme, — et si bête ! — subitement désarmé, inoffensif, risible, épouvantail devenu soudain une curiosité, un jouet, vaine armure de terreur qui défiait le monde et n’est plus désormais que la précaution inutile...


IV. — LA FAUVETTE

25 octobre. — Ce matin, la foule a son air des dimanches, l’air de farniente affairé qui fait comprendre qu’il y aura bientôt une occupation importante ; dès neuf heures du matin, toute la ville est sur pied et commence à se masser sur la place, à garnir les balcons, les fenêtres. Bruges attend l’entrée solennelle de LL. MM, dans leur bonne ville.

Elles y sont déjà accourues l’autre jour, à l’improviste, sur les pas du dernier Allemand, au risque de sauter sur une mine (on dit d’ailleurs que le pays est plein de Boches, de ménages clandestins, de liaisons qui les favorisent ; le public a déjà fait un mauvais parti à plusieurs malheureuses qu’on soupçonnait peut-être à tort et à travers). Mais cette visite en coup de vent, entre chien et loup, ne compte pas. Le Roi doit à son peuple un spectacle de triomphe.

Sur cette place du Beffroi, au pied de la magnifique tour qui porte aussi haut dans le ciel l’orgueil de la commune que font à Florence ou à Sienne les tours des Seigneuries, se tient respectueusement l’attente populaire. Foule sombre, comme sont malheureusement toutes les foules modernes ; à peine çà et là quelques touches vives, l’écarlate d’une robe d’enfant (l’enfant, dernière fraîcheur de notre monde incolore). Les commérages vont leur train en leur flamand que je n’entends pas, la rumeur se perd dans cette étendue majestueuse. Une seule voix compte ici, seule à la mesure du décor, accoutumée depuis des siècles à parler pour la commune entière : c’est celle du bourdon, la souveraine voix des libertés municipales, la grande voix de bronze qui est l’âme de fête ou de deuil de la cité. Cette voix se taisait depuis quatre ans. Elle se précipite aujourd’hui, roule d’en haut ses masses graves, ses vastes tourbillons qui se répercutent en remous aux angles des maisons, forment dans l’immense place une sorte de bouillonnement sonore, auquel s’ajoutent toujours de nouveaux éléments par la répétition du même branle, jusqu’à un