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délire de rythme qui s’empare des cœurs : et voici que sur cette profonde matière harmonieuse les cinquante cloches du carillon brodent leurs vocalises, leurs arabesques, leur charmante dentelle musicale. La vieille tour s’égosille en motifs, qui vous font la surprise d’être des bribes de Brabançonnes, de Marseillaises. Il prend sa revanche, le beffroi, de ses années de silence ! Quel est le virtuose qui se démène là-haut parmi son clavier de cloches ? On m’a conté l’histoire de ce maître-sonneur de Malines, qui donnait des concerts à des amateurs d’Angleterre et qui tous les ans s’absentait pendant la foire, dédaigneux du vulgaire, voulant pour ses cloches le recueillement attentif de la ville et ne souffrant sur elle d’autre musique que la sienne. Est-ce un artiste aussi jaloux de son bruit qui consent aujourd’hui à la joie générale et lâche sur les toits de Bruges ses vols de mélodies ?

Brusquement, précédé d’un surprenant vide de silence, derrière un peloton de gendarmes noirs de la Maison, à l’autre extrémité de la place qui semble tout à coup un grand plan incliné, débouche d’une rue le groupe royal : net, petit, précieux dans le vaste décor, immédiatement reconnaissable, suspendu là-bas une seconde comme le Saint Sacrement à l’instant de l’élévation ; et aussitôt, un cri échappé de toutes les bouches, couvrant même un moment la grande voix du bourdon, le cri comprimé depuis quatre ans, le cri d’un peuple : Vive le Roi !

La Reine comme toujours est délicieuse à cheval. Elle porte cette amazone tourterelle, ce simple bonnet de soie blanche qui sied à son mince visage d’une jeunesse extraordinaire ; c’est un petit éblouissement que cette blancheur qui passe. Une clarté soudaine emplit tous les regards. On dirait, au milieu des uniformes qui l’entourent, un de ces rayons délicats qui se jouent entre les feuilles et tracent dans les bois la forme d’une femme.

On ne distingue pas ses traits, mais l’on sent son sourire. À quoi pense-t-elle ? Que pense ce peuple qui lui fait fête ? Saura-t-il jamais ce qu’il lui doit, à cette petite princesse héroïquement touchante, qui fut longtemps parmi ses troupes, au bord d’une mer soucieuse, sous la menace constante du canon et des bombes, la gardienne du foyer et la figure, plus ressemblante d’être si frêle et toute menue, la figure stoïque et idéale de la patrie ? Pour le soldat, elle était comme un