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Pour le dehors, rien n’a changé. Des réverbères, des trams, les théâtres, les cafés ouverts jusqu’à minuit, voilà qui diffère du couvre-feu de nos villes du front. La vie est chère sans doute, mais pas plus qu’à Paris. Le renchérissement a été un phénomène universel. Vous dînerez fort bien à Bruxelles pour 15 fr., sans vin, en payant cinquante sous une tasse de moka. Ce qui a disparu, ce sont les chevaux : il reste quelques fiacres endormis devant la Monnaie, attelés de rosses étiques et antédiluviennes. Rien n’a plus ébahi Bruxelles que la cavalerie alliée. Les voitures de charge sont tirées, comme en Toscane, par des bœufs. Plus un taxi ni une goutte d’essence.

Si l’on écoute les gens du peuple dans les trams, les dames dans les salons où vous êtes reçu, vous voyez que la grande affaire a été, depuis quatre ans, de se procurer par fraude un supplément de pommes de terre. C’est cela dont les petites gens se souviendront le plus longtemps. Ce fut aussi de sauver les objets de cuivre, les bronzes, le linge, les provisions. Ce jeu de cache-cache a été la grande occupation. On vivait dans la terreur des inspecteurs, des réquisitions, des amendes. En fait, on ne voit plus aux portes ces poignées de laiton, ces sonnettes, ces adresses sur des plaques de cuivre, dont l’astiquage était l’orgueil des maîtresses de maison. On bourrait les matelas de crin, on enterrait la laine sous les lattes du plancher. Cette question des cachettes a été le drame domestique dans toutes ces familles où l’ordre intérieur est une religion, où l’on croyait toujours entrer dans un tableau de Gérard Dou.

La véritable souffrance a été morale, et plus grave : quatre ans sans nouvelles, ignorance absolue du monde extérieur. Les gens ne savent rien de la guerre. Défense de sortir de chez soi. Bruxelles depuis quatre ans n’est pas monté en chemin de fer. Ces arrêts de rigueur à la longue étaient intolérables.

Il a dû pourtant se passer autre chose de plus sérieux. Le hasard m’a conduit au collège Saint-Michel. Je voulais présenter mes devoirs au R. P. Delehaye, l’illustre supérieur des Bollandistes ; j’avais appris qu’il avait tâté des cachots allemands. Je tombais juste : j’étais au centre de l’héroïsme en Belgique.

Je ne conterai pas cette histoire. Il a déjà paru dans différents journaux des récits sommaires de quelques épisodes célèbres ; je ne puis entreprendre ici de les compléter. Je rapporte