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Le capitaine Himmel, devant qui les Lillois sont introduits, fournit quelques explications d’un ton rogue :

« Le gouvernement français n’ayant pas encore accordé au gouvernement allemand les satisfactions que ce dernier réclame dans la question du traitement des Alsaciens-Lorrains, par représailles le gouvernement allemand a décidé que des otages seraient pris dans la population des régions occupées pour être envoyés entre Kovno et Wilna. Vous êtes désignés et vous devez faire vos préparatifs de départ. Vous pouvez emporter 50 kilos de bagages et surtout des vêtements chauds. »

Puis les assistants sont appelés à défiler pour subir une vérification d’identité et exposer les observations qu’ils peuvent avoir à faire. Odieuse comédie ! Sur les trente-trois Lillois qui ont été convoqués, huit réclament une visite médicale, lis la passent sur l’heure, dans un immeuble proche, sans que le médecin allemand, le Dr Krüg, qui les examine, leur fasse connaître sa décision. « Nous rentrons chez nous fort angoissés, appréhendant ce qui adviendra des nôtres, femme et enfants, si nous devons les quitter pour longtemps, à une époque aussi critique. »

Trois jours passent. Le 4, nouvel avis : « Ordre de se rendre à la gare le surlendemain. Ceux qui ne répondront pas à la convocation, seront recherchés et punis. » Vingt Lillois ont été définitivement choisis. Parmi eux, on cite avec indignation, un savant célèbre, le professeur Buisine, directeur de l’Institut de chimie... Agé de soixante-deux ans, souffrant depuis des années de deux graves maladies, intermittences cardiaques et rétrécissement de l’œsophage, se nourrissant exclusivement de lait, M. Buisine ne vivait qu’à force de soins. Les deux tiers de l’année, il habitait Cannes et ne venait à Lille que quelques mois, pour y faire ses cours.

Quand Mme Buisine apprend que son mari est désigné, son désespoir est immense :

— Si on me l’enlève, gémit-elle, c’est sa mort !

M. Buisine passe la visite devant le Dr Krûg, qui l’examine et conclut :

— Votre maladie n’est pas contagieuse pour l’armée allemande. Vous pouvez parfaitement partir.

M. Buisine montre une parfaite vaillance et donne un bel exemple de courage à la française.