Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 49.djvu/23

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à ses légions : Laboremus. Avant de m’installer en Argentine, j’habitais le Chili, où je me suis marié. J’ai perdu ma femme, il y a sept ans. J’avais deux fils. Au mois d’août 1914, ils avaient, l’un dix-neuf ans, l’autre dix-huit. Ils sont venus en France, aussitôt la guerre déclarée, s’engager. L’un a été tué en juillet 1916, près d’Estrées, dans la bataille de Picardie. On n’a pas retrouvé son corps. L’autre a été blessé le 15 décembre, au bois des Caurières. J’ai quitté Buenos-Ayres sur la dépêche qui m’annonçait cette nouvelle. Ça n’a pas été tout à fait comme avec mon père. J’ai trouvé mon fils encore vivant. Il était à l’hôpital du Panthéon. Il y est mort, voici huit jours. C’est à son propos que j’ai voulu te voir. J’ai un service à te demander.

Ce tragique récit était débité d’une voix où ne passait aucune plainte, qu’aucun soupir n’attendrissait. « Ne dis jamais de rien de ce monde : j’ai perdu cela, mais : je l’ai rendu. Ton fils est-il mort ? Il a été rendu. » De la part de tout autre, la mise en pratique de cette maxime du sévère Epictète m’eût révolté comme une monstruosité morale. Je discernais trop dans Blaise Marnat le sceau persistant de la pensée de son père; et puis l’extrême gravité de son accent, le feu sombre de ses prunelles, l’amertume du pli de sa bouche, quelques autres petits signes encore me révélaient, sous l’impassibilité de la tenue, le saignement secret de la blessure : ainsi le battement des paupières dont cet homme, très maître de lui, n’arrivait pas à dompter la nervosité. Quel gémissement eût dépassé en pathétique cette espèce de spasme autour des yeux, dans cette face immobile et volontairement figée ? Un silence tomba entre nous. Comment dire ma pitié à un ancien ami qui, par toute son attitude, me défendait de le plaindre ? Mais déjà il continuait :

— J’ai l’intention d’élever un monument funéraire à celui de mes fils dont j’ai le corps. Je trouverai le moyen de lui associer son frère, dans l’inscription que j’y ferai graver. Ces garçons ont été un exemple. J’estime que je leur dois un témoignage durable, et qui serve, lui aussi. Je ne m’exagère pas l’importance de l’impression que produisent, sur les visiteurs d’un cimetière, un groupe sur un tombeau et une épitaphe. Pourtant, ces groupes sont regardés. Ces épitaphes sont lues. Ces simples mots : Engagés volontaires, morts pour la France à dix-neuf ans et à dix-huit, sont une leçon de civisme. A les multiplier, on