Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 49.djvu/29

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je ne savais rien de ses déportements. Je les pressentais, je les devinais, et la perfection de sa tenue, dans l’intimité de la famille, augmentait encore mes appréhensions. Cette hypocrisie achevait de me faire horreur.

— On est double, interrompis-je. Pourquoi ne pas admettre que ton frère avait des passions, qu’il leur cédait et qu’il aimait aussi son père et sa mère ?

— Tu vas en juger. Je te passe plusieurs années. Tu auras su peut-être que j’ai commencé mon apprentissage d’ingénieur en Espagne. J’acceptai ensuite de gros travaux dans le Péloponèse. Je venais d’y besogner quinze mois, et je me trouvais à Paris pour des commandes importantes. J’étais descendu au même hôtel qu’aujourd’hui, afin d’éviter un surcroit de fatigue à ma mère. J’étais sur la fin de mon séjour et occupé à préparer mes malles, quand on me remet une carte de visite, sur laquelle je lis avec stupeur : Marguerite Percy, des Variétés. Je vois entrer une femme encore jeune, très élégante, très jolie, mais teinte, fardée, maquillée, les yeux passés au khôl, les cheveux au henné, bref le type classique de la comédienne à la ville : « Monsieur, me dit-elle, je sais par votre frère que vous êtes un très honnête homme. Il faut que je vous éclaire sur lui. Je l’ai beaucoup aimé. Il vient de me quitter dans des conditions tellement abominables que je me suis juré de me venger. Monsieur, lisez ceci et ceci... » Tout en parlant, elle tire de son mouchoir deux papiers, qu’elle me tend. C’était une lettre et une dépêche pneumatique. Dans la lettre, Amédée confessait à sa maîtresse que, chargé par son père de payer une prime d’assurance sur la vie, de quinze cents francs, il les avait joués et perdus. Il la suppliait de le sauver, en des phrases dont l’exaltation avait dû toucher cette femme. Il avait cherché à se procurer de l’argent partout. Il avait échoué. Elle était sa dernière espérance. Sinon !... Et une allusion à un suicide possible terminait cette lamentable épître. En effet, les économies de mon pauvre père étaient appliquées, je ne l’ignorais pas, à une assurance sur deux têtes qui devait, à une certaine date, leur garantir, à ma mère et à lui, une rente viagère. Le non-paiement de la prime annulait le contrat. Amédée n’avait pas eu honte d’initier cette créature à ces détails intimes de notre vie de famille. La dépêche pneumatique avait été griffonnée