Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 49.djvu/310

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

la double rangée de peupliers, ces maisons blanches, c’est Sainte-Marie-aux-Chênes, le premier village reconquis. Quand on y a été accueilli pendant quarante ans et plus par les douaniers et les gendarmes de l’envahisseur, quelle fierté, quel soulagement d’y rentrer en maîtres, d’y trouver, à la place des trognes germaniques, les bonnes figures souriantes de nos poilus ! Cette fierté, ce soulagement sont ressentis par les gens du village. Ils manifestent beaucoup plus que de l’autre côté de l’ancienne frontière. Dès qu’ils ont reconnu en nous des Français, les hommes agitent leurs casquettes, les enfants courent derrière nous, se forment en bandes en brandissant des drapeaux et en criant : « Vive la France ! » Ils ont confiance, ceux-là. D’ailleurs, le village est plein de troupes françaises et  américaines. Sous l’œil mauvais des Allemands (car ils sont ici en nombre), on fraternise avec le soldat. Les Allemands filent, ayant l’air de ne rien voir et rasant les murs. En casquettes plates et en grosses bottes ferrées, ils pataugent dans la boue de la route. Nous en rencontrons sans cesse, qui cheminent par groupes, avec de grosses cocardes tricolores sur la poitrine, et qui s’en vont Dieu sait où. Mais nous croisons aussi des attelages de paysans, assis en amazones sur le dos de leurs limoniers, crottés jusqu’aux oreilles, et qui, en nous apercevant, font claquer leurs fouets en manière de salve pour notre bienvenue…

À présent, c’est la plaine de Saint-Privat, « l’éternel champ de bataille, » le pays funèbre, le grand cimetière où, au lendemain de 1870, nous venions en pèlerinage sur les tombes de nos morts. Tels furent nos plaisirs, à nous autres gens de ce pays : prier ou nous recueillir sur des ossuaires. Pendant près d’un demi-siècle, nous n’eûmes point d’autre consolation que de montrer notre blessure à nos visiteurs.

De la route, je repère les monuments devant lesquels je suis venu méditer autrefois avec mon père ou avec mes compagnons de jeunesse, les pierres commémoratives qui ont suscité nos premières émotions et qui ont modelé nos âmes. De ce côté, à droite, c’est le denkmal de Vernéville, cette espèce de tour trapue, pareille à celles des jeux d’échecs, avec ses aigles de bronze enroulées autour du soubassement. Et à la vue de ces aigles, je me souviens du mot gouailleur que la légende prête à une vieille bonne femme du village, lorsque, pour la