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première fois, on lui fit contempler le trophée impérial :

— Mon Dieu ! dit-elle, ce n’est jamais qu’une ouille et trois oussons [1] !…

Un peu plus loin, à gauche, s’érige un autre denkmal, celui que les Allemands ont élevé à la mémoire du IIIe régiment de la Garde prussienne ; il est surmonté d’un lion symbolique, horrible à voir comme un totem de Peau-Rouge. Les crocs découverts, le mufle rageusement froncé, la mâchoire tendue vers les plaines de France, c’est la brute furibonde qui renifle le carnage. Dans quels bas-fonds d’animalité a-t-il fallu descendre pour en extraire cette ignoble effigie ! En ce moment, elle m’apparaît comme l’image même de l’abjecte Allemagne qui s’est révélée au monde épouvanté, au cours de cette dernière guerre. Devant cette bestialité livrée à toute l’ignominie de l’instinct, j’évoque notre Lion de Belfort. À côté de l’autre, c’est un Lion pensant, une Bête héroïque, qui est du pays de Descartes et de Corneille…


À travers la boue et le brouillard, le défilé des tombes continue. Elles remontent jusqu’aux lisières d’Amanvillers, jusqu’aux petites combes bocagères des Rappes de Châtel. Mais un incessant tapage guerrier, un tumulte victorieux qui s’abat en ouragan sur la route, fait oublier les silhouettes lugubres des petites croix de bois noir surmontées d’une couronne en verroterie. Les automobiles fringantes de l’État-major, les lourds camions tout cliquetants de chaînes du Ravitaillement sillonnent la chaussée en un perpétuel va et-vient…

Nous sommes à Châtel-Saint-Germain, gros village agricole, qui, pour moi, suscite des visions de vacances, de promenades en voiture au milieu des vignobles, de vergers où l’on cueillait à pleins paniers les cerises et les mirabelles. Au bord de la rue principale, des groupes d’enfants acclament la France, quand nous passons. Mais, derrière les rideaux à demi soulevés, les femmes ont ce sourire couleur du temps, cet air triste et doux, qui m’avait frappé tout à l’heure, en traversant le pays minier. Elles non plus ne peuvent pas croire encore à leur rêve réalisé. Pourtant les durs véhicules des vainqueurs, tout bardés de fer,

  1. En dialecte lorrain : « une oie et trois oisons. »