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s’exprimer, et quand enfin on est libre, se regarder avec effarement, hésiter à crier son bonheur, sentir toujours sur son cœur le poids de la pierre étouffante !… Ah ! pauvre cher pays crucifié, comme je comprends la pudeur de tes joies et de tes souffrances !

Mais il n’y a rien à craindre : nous sommes entre nous, nous nous entendons, nous nous devinons. Alors, mis en confiance, ils me racontent leur vie pendant la guerre : « On n’a pas trop souffert matériellement. Pourtant, la viande était rare, le pain de si mauvaise qualité que, souvent, on ne pouvait pas le manger. Ils le fabriquaient avec des détritus de toute espèce, auxquels ils mélangeaient de la farine d’os…

« Aussi, ajoute la maîtresse de maison, il fallait voir comme les chiens et les chats en étaient friands ! On n’osait pas en laisser traîner un morceau sur la table : les bêtes s’y précipitaient…

« Et puis il y a eu des épisodes comiques dont on n’a rien su en France. Ainsi, quand le Kaiser venait ici, il logeait à l’Hôtel de l’Europe, considérant le quartier général comme peu sûr… Eh bien ! régulièrement, il était canonné par nos avions ! Les Messins l’accusaient d’attirer les bombes… Le kronprinz lui, préférait Moitrier, à cause de la bonne cuisine. Il y faisait la fête avec ses amis. Or, une nuit qu’il y était couché, une bombe d’aéroplane tomba juste sur la maison voisine. Son Altesse l’avait échappé belle. Au milieu des décombres, on La vit se sauver en pyjama, à la grande jubilation des assistants… Racontez cette histoire à vos amis de Paris. Cela les consolera peut-être d’être descendus quelquefois à la cave… »

Ils me peignent ensuite l’abattement des Allemands lorsque l’armistice fut proclamé. Beaucoup d’officiers pleuraient. Et puis un vent de terreur bolchéviste passa sur la ville. C’était, comme en Russie, le monde renversé. Les soldats désarmaient leurs chefs, s’emparaient de leurs montures et s’y juchaient, obligeant les gradés à marcher à pied. Pendant plusieurs jours, on se terra chez soi. Les autorités elles-mêmes recommandaient aux habitants de ne pas sortir, passé une certaine heure… Enfin, les voilà tous partis, les révolutionnaires comme les autres. Los forces françaises tiennent la ville et tout le pays. Quel soulagement ! On respire plus à l’aise. On dirait qu’on renaît