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bourgogne toute crottée de boue et de gravier, ou bien du vin vieux du pays, vin rosé de la Moselle, vin blanc de Scy ou de Lorry, fiole vénérable qu’on tenait en réserve pour les grandes occasions, qu’on avait enterrée, pendant la guerre, dans quelque coin du jardin ou de l’écurie, et qu’on vient seulement d’extraire de sa cachette. Si l’on écoutait ses hôtes, on « choquerait » toute la journée. Les rasades généreuses de vins lorrains ne suffisent pas. Il faut encore tâter des liqueurs locales, des eaux-de-vie de quetsches et de mirabelles, dont le bouquet laisse un long parfum dans la bouche.

Parmi ces vrais fils de la terre, il en est un, grand fumeur de pipes, grand siffleur de petits verres, grand tarisseur de rouges-bords, qui m’a particulièrement réjoui par la vivacité patriotique de ses propos et qui m’est apparu comme le type complet de notre race mosellane, — un type à peu près disparu dans notre Lorraine restée française après 70.

Il nous raconte son histoire. Avant de faire son service militaire en Allemagne, il l’a d’abord fait en France, à Nancy. Pendant la guerre, les Boches l’ont envoyé sur la frontière russe, en Ukraine et en Silésie. À Posen, à Breslau, nous dit-il, on mourait de faim. Seuls, les soldats trouvaient tant bien que mal à se nourrir dans les cantines militaires. Et puis, en raison de son âge, on a fini par le libérer au printemps dernier. Il est revenu dans son village occupé par les troupes allemandes. Vingt fois, son attitude irréductible et la violence de ses discours ont failli le mener en prison ou le faire fusiller… Enfin, voici l’armistice. Les officiers allemands qui occupent son logis s’apprêtent à déguerpir. Mais, auparavant, il prétend leur faire restituer les objets qu’ils ont volés. Ceux-ci, insolemment, s’y refusent et ne veulent rien entendre. Alors notre Lorrain, pris d’une colère folle, leur montre la porte en vociférant :

— Pas tant d’histoires ! Vous allez partir, n’est-ce pas ?… Eh bin, nom de Dieu, f… le camp tout de suite et qu’on ne vous revoie plus ! J’aime mieux voir vos talons que vot’ gueule !…

Et, à la grande stupéfaction du village, les Boches se défilèrent assez penauds. Si l’on songe qu’ils étaient encore les maîtres, on appréciera la crânerie de cette riposte, bien près d’être héroïque dans sa vigoureuse crudité…