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année se placera au rang des plus nobles crus, très près du soixante-cinq, dont les Prussiens ont bu les dernières bouteilles. Mais aussi vous reconnaitrez que le temps a marché à souhait, et. que nous avons eu de la pluie et du soleil, comme si nous les dispensions de nos propres mains. Monsieur Bourotte, je vous invite à goûter ce vin aux Pâques prochaines, quand il aura perdu sa verdeur.

— J’accepte votre invitation. Et si vous y consentez, je vous offrirai un faisan que votre cuisinière mettra à la broche, et que nous mangerons ensemble, tout en l’arrosant de votre vin.

— Entendu, monsieur Bourotte.

Et le quincaillier, ayant salué le professeur, descendit dans son cellier pour y surveiller le travail de ses vignerons.

Retombant à ses pensées, le professeur laissa errer ses regards par-dessus les toits sur le ciel doré et sur les coteaux vermeils. Une tendresse qui émanait de ces choses gonflait son cœur. Et ayant poussé un soupir, il songea qu’il serait doux de quitter la ville, de marcher à la lisière des bois, dans l’herbe humide de rosée, d’entendre au soir le chant des grives et des étourneaux qui s’abattent dans les vignobles.

A ce moment, on frappa à la porte quelques coups timides.

— Entrez, dit M. Bourotte.

Une vieille femme parut, ridée et souriante. C’était Mme Badel, la femme de ménage qui venait chaque jour cuisiner les repas, et faire aux grains de poussière une chasse acharnée.

— Madame Badel, dit le professeur, je sens de la joie dans l’air. Les vignerons sont contents.

Elle regarda en inclinant la tête sur son épaule ; et, tordant son tablier de toile écrue dans ses gros doigts, elle dit :

— Soigneur Jésus, nos gens ont pris assez de peine et il est juste que leurs efforts soient récompensés. Mon bon monsieur, la côte Baune a un peu souffert de la grêle, mais pour la côte Saint-Michel, il n’y a pas à dire, la serpette trouve à y couper. Je ne sais pas si vous êtes comme moi : rien ne me plaît comme de respirer la bonne odeur de vin qui sort des celliers et des bougeries, quand on pressure le raisin. Le juge Mathias fera plus de trois cents charges. Mais le bonheur de l’un fait le malheur de l’autre. La femme du cordonnier Cabasse se désespère