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parce que son mari va boire tout ce jour et ne voudra plus manier l’alêne.

— Madame Badel, quel jour sommes-nous ? dit le professeur interrompant ce flot de paroles.

Elle le regarda avec stupeur, n’ayant pu encore prendre son parti de ces distractions.

— Nous sommes au 27 septembre,

M. Bourotte réfléchit. Une semaine seulement le séparait du jour maussade de la rentrée. Il revit sa classe, les bancs tailladés, les nouveaux attendant la dictée de l’emploi du temps. Il revit aussi avec un secret ennui la silhouette moustachue du principal, qui, dirigeant son collège comme un adjudant de cavalerie mène son escadron, l’accablerait de ses gestes impérieux et de sa voix tonitruante. Une longue perspective de jours mornes se déroula devant ses yeux et, comme un prisonnier qui verrait s’ouvrir la geôle, il se sentit soudain un immense désir de liberté, d’espace, de grand air.

Alors, il déclara, d’un ton qui n’admettait pas de réplique :

— Madame Badel, je ne déjeunerai pas ici. Et si je ne rentre pas ce soir, vous ne m’attendrez pas pour dîner.

Il dit, et ayant pris son chapeau panama, il saisit une canne de jonc, et sortit, laissant la vieille servante accablée de stupeur.


Le train s’étant mis en marche, M. Bourotte ressentit une joie d’enfant qui fait l’école buissonnière. Penché à la portière, il vit les jardins de la banlieue défiler devant lui. Bientôt le convoi traversa de vastes prairies où des vaches paissaient à l’ombre fraîche des saulaies. On côtoya la rivière. Parmi les vergers éclatants, éclaboussés de vermillon et de pourpre, les eaux lourdes, immobiles, semblaient pénétrées de lumière jusque dans leur profondeur. Quelque chose de doux et de fort, à cette vue, emplit le cœur de M. Bourotte, comme si, après une longue absence, il retrouvait un ami. Puis le train s’engagea dans un long couloir de roches, et déboucha dans une large vallée. Puis, ayant poussé un sifflement, il s’arrêta dans une petite gare.

M. Bourotte était le seul voyageur. Il donna son billet à un vieil employé oui parut le considérer avec une curiosité bienveillante.