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M. Bourotte répondit :

— Mon père était médecin à Pont-à-Mousson, mais mon grand-père labourait la Woëvre dans les environs de Domèvre.

— Touchez là, dit le fermier, vous êtes mon homme. Que deviendraient les gens des villes si nous n’étions pas là pour faire pousser le blé ?

— Je crois fermement, dit le professeur, que la force d’un peuple repose sur le travail des champs.

— Monsieur, dit le charretier, qui se taillait dans la miche une large tranche de pain, j’aime vous entendre parler ainsi. Il parait que vous avez manqué de vous casser la jambe dans la côte du Val-Dormant. Le chemin est rude et nous avons bien du mal d’y charroyer les chênes, quand on exploite les coupes. Mais vous avez bien fait de glisser, car j’aime entendre bien parler. Et mademoiselle Marthe a eu une riche idée, d’aller vous chercher là-bas au milieu des sangliers et des loups.

La jeune fille rougit. Ses paupières battirent et le professeur admira cette ondée de vie, qui réchauffait la coloration mate de son teint.

— Monsieur, dit le fermier, qui remplit les verres de vin rosé, je bois à votre santé.

M. Bourotte s’inclina. Le charretier vida son verre d’un trait et le reposa sur la table, en disant :

— Encore un que les Prussiens n’auront pas !

Tout le monde partit d’un éclat de rire. Mais le professeur, après un silence, prit la parole :

— Vous me permettrez de ne pas partager votre hilarité devant ce propos de table. Je sais qu’il est répandu dans notre province, mais jamais je n’ai pu l’entendre sans éprouver un serrement de cœur. Il vient du passé profond, et, plus que les récits des chroniqueurs et les considérations de l’historien, il fait revivre à mes yeux la détresse de notre terre, toujours en proie aux violences du Germain. Encore un verre que les Prussiens n’auront pas ! Dans le lointain de l’histoire, ce lointain rougeoyant de la lueur des incendies, je vois notre ancêtre, le laboureur de la Woëvre, le vigneron de la côte Saint-Michel, serrant son quartaut de vin dans sa cave et cachant son lard derrière les fagots de son bûcher, dans la crainte du soudard, qui vient régulièrement s’abattre sur ce pays. Je vois un reitre aux lèvres épaisses, au dur regard bleu, coiffé d’un morion et