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les pistolets au poing, qui pousse de son pied la porte de la maison lorraine, et vole tout, avec un gros rire...

— Monsieur, dit le charretier, vous avez bien raison. En 1870, ils sont descendus dans la cave de mon père-Ils se sont soûlés comme des porcs, sauf le respect que je vous dois, et, n’ayant plus soif, ils ont lâché les futailles. Oui, monsieur, ils ronflaient, couchés dans une mare de vin.

— J’ai lu dans mon journal, dit le fermier, qu’on allait s’entendre avec eux. Il n’y aura plus de soldats ; on comblera les fossés des forts et on y plantera des pommes de terre. Qu’en pensez-vous ?

— Je pense que ce sont des rêveries, de nuageuses utopies, qui reviennent périodiquement déployer dans le ciel des peuples leurs colorations attirantes et trompeuses. Elles trouvent un accueil empressé chez les générations qui n’ont pas connu les larmes et le deuil de l’invasion, car l’homme est ainsi fait qu’il oublie promptement, et l’herbe qui pousse lui cache la terre où dorment les morts. Elles se répandent dans les contrées de la France où la mollesse du climat, les bienfaits inépuisables de la terre, la pratique d’une longue sécurité inclinent l’homme au pacifisme. Mais dans notre terre, tant de fois livrée aux assauts du barbare, je dis que ces théories sont un sacrilège et une profanation. Ici chaque motte de glèbe épie, chaque pli de terrain est aux écoutes, chaque arbre de la forêt est prêt à abriter un tirailleur. Notre province monte la garde... Allez parler de paix aux canons de Toul, d’Épinal, de Verdun, qui sont prêts à donner de la voix, comme une sombre meute, dès que le brigand voudra forcer le seuil !

— Nous aurons donc la guerre ? dit le fermier pensif.

— Oui, nous l’aurons ! Et elle sera inévitable, tant que notre terre produira le froment et la vigne, tant qu’elle sera une proie tentante pour le corbeau germain, qui croasse dans ses marécages. C’est une fatalité inéluctable, une loi du monde, comme celle qui soulève l’océan et guide les planètes dans leur course.

Tous se turent, sentant passer devant eux la vision épouvantable. Le charretier rompit le silence et frappa la table du poing :

— On fera donc son devoir. S’ils viennent ici, ils trouveront à qui parler, et, si on n’a pas de fusils, on prendra des