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faux et les coutres des charrues. En 1870, mon grand-père était en enfance. C’était un vieux bûcheron de la Haye. Les Prussiens arrivaient. On le cherchait partout. On le trouva derrière la maison, occupé à aiguiser sa grande serpe. Il fallut se fâcher pour la lui prendre.

— J’étais encore bien jeune, dit M. Bourotte, mais les souvenirs de cette année néfaste ne s’effaceront jamais de ma mémoire. Notre petite ville de Toul résista vaillamment. Au milieu du flot grisâtre, qui déferlait autour de ses murailles et qui menaçait de submerger la France, elle tint bon, pareille à ces vieux vaisseaux de la Convention, qui, ayant cloué le drapeau à leur grand mât, faisaient feu de leurs sabords et préféraient couler plutôt que de se rendre. Les Allemands avaient dressé leurs batteries sur les collines avoisinantes et la trombe d’acier s’abattait sur notre ville, ouvrant dans la façade de nos édifices des plaies que nous avons mal refermées et qui restent comme de glorieuses cicatrices pour l’édification des races à venir. On avait préparé dans les rues de grandes cuves d’eau pour éteindre les incendies. Je passais mon temps au bastion, où mon oncle, maréchal des logis d’artillerie, commandait la manœuvre d’un grand canon de 7, une pièce de bronze du temps de l’Empire qui sonnait comme une cloche. On était une poignée. Dans le fossé des fortifications, Jean Leloup, le petit tambour de la garde mobile, se démenait et battait sa caisse à tous les échos pour donner à l’ennemi l’illusion d’une troupe nombreuse. Aussi ils se tenaient hors de portée. Grinçant des dents et blêmes de rage, ils devaient marquer le pas, et n’osaient se servir du chemin de fer que barrait le canon de la place. A la fin, quand les nôtres, écrasés sous la pluie de fer, furent contraints de se rendre, l’Allemand serra les poings, furieux de voir s’avancer le troupeau dérisoire qui l’avait tenu en échec. Mais le gouvernement déclara que « la ville de Toul avait bien mérité de la patrie. »

Ils devisèrent ainsi jusqu’au moment où l’on servit une grande tarte aux pommes et la corbeille de noix qui constituent le dessert ordinaire des repas de vendange. Puis les travailleurs allèrent dormir. Le fermier dit à sa fille :

— Tu devrais bien aller donner un coup d’œil au clos. Je crains qu’on n’ait oublié de remplir l’auge pour les vaches qui y pâturent.