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— C’est au café-concert, et plus tard, trop tard, que je rencontrai Amédée. J’étais très malheureuse à cette époque, et indignement exploitée par mon premier amant. L’affection que me montra votre frère, monsieur, me donna la force de me libérer. J’ose dire qu’en dépit de l’irrégularité de ma situation, je méritais d’être aimée comme il m’aima, et, moi aussi, je l’ai vraiment aimé. Amédée, monsieur, a pu avoir bien des défauts. J’ai pu cruellement en souffrir dans la suite, quand je l’ai vu se détruire comme il a fait, par le jeu et la boisson. Mais il avait du cœur, beaucoup de cœur. Quand, après deux ans de vie commune, je devins enceinte, il m’épousa. Je vous disais tout à l’heure que je l’avais connu trop tard. J’arrivais à ce mariage après avoir vécu avec un autre homme. Lui-même, il épousait sa maîtresse, une chanteuse de café-concert, après avoir fait de l’assurance, du courtage en Bourse, du secrétariat de théâtre. Il était, pour l’heure, placier en vins, au service d’une maison de Bordeaux, avec un projet, qu’il a réalisé depuis, d’entrer dans les annonces. Lui et moi, nous étions deux bourgeois déclassés. Nous le sentions tous les deux, bien amèrement. Que de fois Amédée m’a décrit, avec des larmes dans les yeux, l’intérieur de vos parents ! Moi-même, en sortant de scène ou en y rentrant, que de fois je me suis rappelé, le cœur serré, nos soirées de famille et leur honnêteté ! Devant le berceau de notre fils, cette impression de notre destinée manquée s’exaspéra encore, jusqu’à nous donner presque un remords d’avoir infligé la vie à cet innocent, sur qui pèserait notre déchéance. Jugez, dans cette détresse, quelle impression de douceur me produisit l’arrivée de ma mère chez moi, quelques jours après mes couches. Je ne l’avais plus revue depuis ma faute et mon engagement au café-concert. Je lui avais écrit mon mariage. Elle ne m’avait pas répondu. C’est donc sans espoir que je lui avais annoncé de même la naissance de mon enfant. Elle venait, poussée par un irrésistible besoin de voir son petit-fils, et aussi par la pitié. Pitié pour moi dont elle savait trop bien, me connaissant, que ma vie actuelle ne me rendait pas heureuse. Pitié pour cet enfant qui naissait dans des conditions si obscures, si inquiétantes. Comment l’élèverais-je, avec mon métier ? Dans quel milieu ? Elle s’était renseignée sur Amédée, et ce qu’elle avait appris achevait de l’angoisser. Cette anxiété, sur l’avenir et moral et social du pauvre petit être, devint le constant objet de