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nos conversations durant les visites que ma mère continua de nous faire, à l’insu de mon père, à moi et à mon mari. Car l’excellente femme avait consenti à connaître Amédée. Nous avions mis l’enfant en nourrice dans les environs de Paris. Maman trouvait le moyen d’aller le voir plus souvent que moi-même, si bien qu’un jour, — le petit avait deux ans et nous hésitions à le prendre chez nous, — elle me dit : « J’ai parlé à ton père. Il est d’accord avec moi. Vous ne pouvez pas élever Jules, toi avec ta profession, ton mari avec son caractère. Donnez-le-nous. Et nous le lui avons donné... »

Elle prit un temps, comme ramassant ses forces, avant de prononcer des paroles d’une tragique importance pour elle. Puis, frémissante :

— Monsieur, cet enfant a aujourd’hui seize ans. Ma mère a tenu sa parole, elle l’a élevé admirablement, avec mon père d’abord, puis, quand elle a été veuve, seule. Elle a eu de la peine. Il y avait en lui du bon et du mauvais. C’est le bon qui l’a emporté. Jules, monsieur, est un enfant dont votre père eût été fier. Intelligence, délicatesse, sensibilité, manières, il a tout. Il finit ses études au lycée Carnot. Il n’a jamais cessé d’être le premier de sa classe. Maman l’a mis là, parce qu’elle habite tout près, rue Dulong, aux Batignolles. Quatre fois par jour, pendant des années, c’est elle qui l’a conduit au lycée et qui est allée l’y chercher. Elle ne le ferait plus maintenant, même si Jules était encore le petit garçon d’autrefois. Elle est bien vieille, bien malade. Elle a eu deux attaques, l’automne dernier, coup sur coup. Elle est à la merci d’une troisième et à moitié paralysée. Elle n’a plus que peu de temps à vivre. Le docteur ne nous l’a pas caché. Elle se rend compte elle-même de son état, et elle se tourmente de l’avenir de Jules. Alors, elle en est venue à penser à vous, comme à la seule personne qui puisse achever son œuvre. C’est elle qui m’a demandé à plusieurs reprises de vous écrire. Elle m’a dit : « Ce que j’ai fait pour mon petit-fils, M. Blaise Marnat refusera-t-il de le faire, pour le petit-fils de son père et qui porte son nom ? » J’ai appris, monsieur, votre présence à Paris par le cousin de Laschamp avec qui je suis en correspondance, à cause de Jules toujours, et pour lui garder un contact avec sa famille. Je l’ai dite à ma mère, qui m’a dit : « Va le voir. » C’est pour cela que je suis ici, monsieur, pour vous supplier de recevoir