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la porte, et, ne se possédant plus, il cria : « Sortez, mais sortez donc : »

Celle à qui s’adressait cette furieuse injonction s’était levée aussi. La chanteuse de café-concert et qui, de son propre aveu, s’était si tristement dégradée, m’apparut soudain comme revêtue d’une dignité singulière. Je compris qu’elle avait été vraie, intimement, complètement vraie, dans son étrange démarche. Cette vérité faisait qu’à cette minute, par une contradiction saisissante, cette déchue, en face de son beau-frère, pourtant si probe, si rectiligne, représentait la Famille. Cette scène avait quelque chose de trop douloureux, et je ne pus m’empêcher d’intervenir.

— Calme-toi, mon ami, fis-je à Blaise, en lui mettant la main sur l’épaule. Madame n’a rien dit qui justifie cette indignation... Et vous, madame, n’insistez pas. Vous savez combien M. Marnat vient d’être éprouvé. Vous avez touché, sans vous en rendre compte, à une place très malade dans un cœur très blessé. Retirez-vous.

Elle se tenait toujours debout, immobile, et, sans me répondre, parlant, comme elle regardait, devant elle, elle proféra simplement ces mots :

— Il n’a pas encore compris !

— Laisse-moi ! dit Blaise en m’écartant. — Il prit son bras droit de sa main gauche et regardant son poignet mutilé : « C’est passé ! » fit-il, après un moment. Puis, se retournant vers la veuve de son indigne frère, la voix toujours dure, mais calme maintenant : — Si, madame, j’ai parfaitement compris. Vous vous êtes dit : Voilà un vieil homme qui a perdu ses fils et qui doit finir de vivre tout seul. Je vais lui amener mon fils à moi. Il se laissera toucher le cœur. Il me le prendra, et, s’il ne le prend pas, il est riche, j’en tirerai toujours quelque chose. Madame, je ne veux rien discuter, rien vérifier de ce que vous m’avez raconté. Cela m’est égal. Ce que je retiens, c’est que vous avez un fils et qu’il est l’enfant de mon frère, de l’homme qui m’a fait le plus souffrir dans ma vie. Cela suffit pour que je ne veuille jamais voir ce garçon. Vous m’avez entendu : jamais, jamais. Il est parfaitement inutile que vous essayiez de me faire revenir sur cette décision. Allez-vous-en, madame. Vous avez pu constater vous-même dans quel état d’irritation m’ont jeté les souvenirs que vous avez évoqués.