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tu as fini par comprendre, tu m’as pardonné, et je peux de nouveau causer avec toi, cœur à cœur. J’en ai tant besoin, je te répète, ce soir !

« Un mot te dira tout : aujourd’hui, 1er novembre, j’ai voulu, comme chaque année, aller au cimetière, quoiqu’il fît un brouillard humide et que j’eusse bien mal à mon côté. « J’aurai de la fièvre et de la toux, » m’étais-je dit. « Et puis Après ? » Je ne soupçonnais pas quelle affreuse émotion m’attendait, sous les tristes cyprès de ce triste cimetière. J’ai revu Blaise. Tu as bien lu. J’ai revu Blaise ! Il faut croire que cet accablant travail, dont il se vantait dans ses lettres à nos parents, lui laisse quand même quelques loisirs. Le voyage est long entre Paris et Valparaiso, où il a ses affaires. Et il n’y a pas que l’aller. Il y a le retour. Le métier d’ingénieur, je m’en doute depuis longtemps, c’est le labeur des autres, des ouvriers et des contremaîtres. Bref, il est à Paris. Comme j’approchais de notre caveau, je le reconnus. Il se tenait debout, près de la tombe, avec une femme, — sa femme évidemment, — et deux enfants, — ses enfants. Mon premier mouvement fut de continuer ma marche, et d’aller, moi aussi, droit à la tombe. Car enfin, c’est mon droit. Je suis leur fils, aussi bien que lui, à ceux qui dorment là. Et voici qu’une sensation, plus forte que ma volonté, me fit ralentir mon pas, puis m’arrêter. La timidité paralysante, subie à l’approche de cet homme, si souvent jadis, me terrassait derechef. Je me retrouvais dominé, immobilisé, par cet ascendant, fait des coups dont il m’a roué, enfant, des reproches dont il m’a tant accablé plus tard, fait de sa personnalité surtout, de ce je ne sais quoi de supérieur qui lui a toujours donné barre sur moi. Je le voyais de dos seulement, et ses larges épaules prises dans un pardessus qui étoffait encore sa forte carrure. Quel contraste avec mon grelottement de demi-malade déjà voûté, tout frissonnant dans cette pelure râpée de l’autre année, que je n’ai pas renouvelée parce que je t’ai promis d’être sage et de ne pas augmenter l’ardoise du tailleur ! Tout, dans son allure, disait la réussite, l’affirmation de soi, la richesse, depuis sa façon de se piéter dans ses bottines bien astiquées à double semelle jusqu’à la coupe de ses vêtements. Je m’y connais en belles frusques. Ce goût m’a coûté assez cher, quand je n’étais pas le pauvre diable, usé avant l’âge, qui ne se soucie plus d’avoir des genoux à son pantalon et des