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de son cadet ne lui infligeât une insupportable douleur, et j’appréhendais aussi que son ressentiment ne le figeât dans cette implacable hostilité où je l’avais vu devant la veuve d’Amédée. Je l’en aurais mésestimé, au lieu que je me complaisais, depuis ces quarante-huit heures, à retrouver en lui un digne fils de Jules Marnat, un homme, susceptible de se tromper, certes, — ses rapports avec Amédée le prouvaient, — mais toujours de bonne foi, toujours anxieusement attentif à raccorder son action et sa pensée. Pour les caractères de ce type, dont toute la vie morale pose sur une conception personnelle du devoir, l’orgueil représente le grand péril. Blaise allait-il avoir le courage de se dire et de me dire : « Je me suis trompé, » en constatant quel principe de chagrin dépravant il avait été pour son frère ? Il avait achevé la lecture des lettres sans prononcer une parole. Je vis qu’il les reprenait l’une après l’autre, lentement, posément. L’image me revint de ce brasier où il avait, pour se châtier, mis et tenu sa main. Dès l’instant qu’il ne rejetait pas ces lettres, c’est qu’il admettait leur vérité, d’ailleurs bien peu discutable. Cette vérité devait le supplicier, et il acceptait ce supplice. Il pratiquait de nouveau la discipline romaine, héritier de son père, mais cette fois à travers les fibres les plus saignantes de son propre cœur. Sa seconde lecture finie, il appuya son coude sur la table, son front sur ses doigts, et il demeura dans cette attitude de méditation un quart d’heure peut-être, qui me parut interminable. Je me tenais moi-même contre la cheminée, immobile. Sentir la présence d’un témoin rend plus pénibles encore des luttes comme celle qui se livrait en lui. Enfin, il se redressa. Son visage trahissait une angoisse qui en altérait les traits, d’ordinaire si calmes. Il dit simplement : — C’est bien vrai qu’il est quelquefois plus difficile de connaître son devoir que de le faire. — Puis, avisant son chapeau et son pardessus : — Tu viens ? me dit-il, et je le suivis hors de la chambre, dans l’escalier de l’hôtel, sans recevoir ni demander un mot d’explication. Sitôt dans la rue, il héla le premier taxi qui passait. Il m’y fit monter, en donnant au chauffeur comme adresse :

— Rue Dulong, aux Batignolles, au coin de la rue des Dames.

— Tu vas chez Mme Barberon ? interrogeai-je. Mme Amédée Marnat, je me le rappelais, avait mentionné incidemment que