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invité à présenter le tableau qui, aux termes d’une récente proclamation, doit énumérer les diverses personnes résidant en chaque demeure. La liste est remise. « Fort bien ! Où sont ces personnes ? — Les voici. » L’Allemand les passe en revue, les examine, et, sans perdre de temps, il prononce, à son gré, au petit bonheur. et s’adressant ou à l’homme ou à la femme, — parfois personne d’âge (on m’en cite qui ont franchi la cinquantaine), mais plus souvent au jeune homme, plus souvent encore à la jeune fille, il ordonne : « Préparez vos paquets, et tenez-vous tout prêt, sur le pas de la porte. Dans un quart d’heure, on passera pour vous emmener... — Où ? — Vous le saurez plus tard. » Les cris, les sanglots éclatent. C’est comme une chaîne de lamentations.

Cet inconnu qui, d’un mot, va décider du sort de toute une famille, il se laisse quelquefois toucher par certaines réclamations particulièrement justes, et consent à échanger telle jeune fille d’abord retenue contre tel jeune homme. Mais le plus souvent les prières sont vaines. D’abord la consigne veut que la razzia atteigne tel nombre d’unités : 1 500 par exemple. De plus, cette même consigne exige que la majorité des évacués soit formée de femmes et de jeunes filles. Il en est beaucoup de ces dernières que le soldat devra littéralement arracher des bras maternels. Passe encore pour les garçons, bien que l’on en arrête de si jeunes ! oui, des garçons qui n’ont pas quinze ans. Mais, dans des temps comme ceux-ci, les caractères mûrissent vite et l’énergie se manifeste, précoce, chez ces adolescents prêts à marcher sur les traces de leurs aînés. et puis, eux peuvent endurer bien des choses, se cuirasser contre bien des propos, tolérer bien des voisinages, se résigner à bien des contacts. Mais la jeune fille, cet être de délicatesse et d’élection, préservée avec la plus vigilante sollicitude de tous les mauvais souffles ! La jeune fille, brutalement enlevée au foyer familial, abandonnant par force l’aïeule ou la mère qu’elle assistait pieusement dans tous les soins du ménage, va être, — d’abord en quelque dépôt d’attente, puis à la gare de Saint-Sauveur, puis dans le wagon à bestiaux qui transportera d’un pas de tortue les multitudes des bannis, enfin, à l’arrivée, dans quelque grange ou tout autre abri improvisé où les déportés s’entasseront par centaines, — mêlée aux filles tout court, subira leurs propos grossiers, leurs apostrophes ordurières, leurs