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Il avait pressé sur le timbre. Nous entendîmes un pas s’approcher, comme de quelqu’un qui marche doucement dans un appartement de malade. Mme Amédée Marnat ne nous avait-elle pas dit que sa mère était bien souffrante ? La porte s’ouvrit, et nous fûmes reçus par un très jeune homme auquel nous n’eûmes pas besoin, Blaise et moi, de demander son nom, pour le reconnaître. Nous avions devant nous Amédée à seize ans : même silhouette frêle et nerveuse, mêmes traits fins du visage d’une joliesse presque féminine, mêmes prunelles d’un gris brouillé, — celles qu’avait également sa grand’mère Marnat,— même soin de sa tenue. Il était simplement, mais élégamment habillé. L’intimidation de sa physionomie en présence de deux étrangers accentuait encore cette ressemblance, rendue plus saisissante pour nous par la lecture que nous venions de faire des douloureuses lettres de son père. Comment ne pas se rappeler ce père, dans ses naïves années de collège, tout pareil à cet adolescent, ayant, lui aussi, devant lui, toutes les possibilités, toutes les promesses à son horizon, et s’élançant vers la vie, pour finir tel qu’il se décrivait dans ce sinistre dernier billet de 1908, décrépit avant l’âge, hébété, tremblotant, ivre d’absinthe au coin d’un poêle dans un cabaret borgne de Montmartre ? Entre le Jules Marnat qui nous recevait et ce malheureux Amédée dont il était le sosie, il y avait pourtant une différence. A seize ans, Amédée n’avait déjà plus un regard d’innocence. Il avait lu trop de mauvais livres, entendu trop de mauvais propos, frôlé trop de mauvaises Compagnies. La noble pureté d’une jeunesse, intacte et absolument préservée, rayonnait au contraire dans les yeux clairs de Jules. Ils se fixaient sur Blaise, depuis notre entrée dans l’antichambre, avec un étonnement de plus en plus ému. De son grand-père Marnat, il n’avait vu que des photographies. Sans doute les avait-il trop souvent et trop longuement contemplées pour ne pas reconnaître, lui aussi, cet inconnu, d’une telle similitude de masque avec son aïeul. D’ailleurs, on avait dû lui raconter la mutilation de Blaise. Tous deux demeurèrent quelques instants à se dévisager de la sorte, jusqu’à ce qu’enfin le neveu balbutiât d’une voix hésitante où survivait le timbre de la voix paternelle :

— Mon oncle ?...

— Oui, dit Blaise, ton oncle. Et, prenant Jules dans ses bras, de cette généreuse et tendre étreinte qu’il avait refusée à