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l’autre, devant le caveau familial, il le serrait contre son cœur et il répétait dans un sanglot, ces mots qui ne s’adressaient pas seulement au jeune homme : — Mon pauvre enfant ! Mon pauvre enfant !...


V

Voici un an, je le disais en commençant ce récit, que ce drame de famille s’est déroulé devant moi. J’ai dit aussi quel problème moral il m’a paru poser. Je ne reviendrai pas sur des réflexions qui se résument toutes dans la phrase de mon noble professeur, citée par son fils, sur le palier de la rue Dulong, avant de sonner : « On ne connaît pas toutes ses fautes. » Mais tout drame comporte un dénouement, et je voudrais, sans commentaire, rapporter comment celui-ci s’est dénoué dans les faits. On a deviné que Blaise a pris avec lui son neveu, comme la mère le lui avait demandé, à sa grande indignation. Cinq semaines après cette visite aux Batignolles, où il arrivait, si rebelle encore au pardon envers son misérable frère, il emmenait le jeune homme à Buenos-Ayres. Il est donc là-bas, pratiquant, à soixante-six ans comme à dix-huit, la maxime empruntée aussi au vieux Marnat, ce Laboremus de l’Empereur Romain auquel une légende ironiste veut que cet Empereur ait ajouté tout bas : « Ceterum nil expedit. — D’ailleurs, ça ne sert à rien. » Ce blasphème contre la sainte loi du travail, Blaise le proférerait moins que jamais, aujourd’hui qu’il a un peu retrouvé la paix du cœur en se faisant un fils d’adoption. Il se forme un successeur capable de le continuer dans les entreprises commencées, et il forme à la France d’après la guerre un bon citoyen qui servira le pays à l’étranger comme il a fait, comme auraient fait ses deux fils. « Que je vive cinq années encore, m’a-t-il dit en me quittant et après m’avoir expliqué cet autre motif de sa résolution, je l’aurai mis dans une belle et bonne voie. » Il les vivra, tant il est robuste, et beaucoup d’autres, pour donner à cet enfant et à tous ceux qui l’approchent le spectacle consolateur d’un vrai Juste, auquel n’est pas arrivée encore la grande lumière. Ne lui arrivera-t-elle pas à présent qu’il a compris que l’on peut manquer à cette Justice dont il a le culte en manquant à la Charité ? Et quelle preuve