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Pauvre château des Condé dont les pierres coulent comme du sang et qui pourtant dresse encore sa masse solide et bien ordonnée ! Des pans de toits gisent à terre comme des morceaux de chair. Des ouvertures béantes laissent voir des intérieurs dévastés. cependant l’aile qui fut ajoutée au temps de Louis XIV a gardé sa façade intacte avec son beau fronton Renaissance, qui semble une anomalie parmi ces ruines, comme un vêtement de fête sur un mort.

— Ne restez pas trop, nous avertit une voix sourde, mais bienveillante, venue des caves.

En effet, le château est resté le but favori des batteries allemandes qui sont en arrière de Lassigny. C’est miracle qu’il résiste et conserve son grand air sous les coups. L’honneur en doit revenir aux architectes et aux maçons du temps jadis. A peine l’avons-nous quitté qu’il fume à nouveau sous les obus. Va-t-il s’écrouler cette fois ? La fumée se dissipe, et les nouvelles blessures se sont perdues dans les anciennes.

Le capitaine Humbert reconstitue pour nous le combat. Nous avons pu voir l’emplacement des mitrailleuses du 2e bataillon (commandant Delmas), qui tirent sous leurs feux refluer Le flot ennemi vers la partie Ouest du parc, et l’endroit où le colonel Tissier fut tué, dans les taillis, à son poste de commandement. Qu’est devenu son officier adjoint, ce charmant commandant Dunoyer, que j’avais rencontré à Verdun tout bouillant de jeunesse et plein de confiance ? Son corps n’a pas été retrouvé. Reste la chance qu’il soit blessé et vivant [1].

Nous franchissons à la corne Ouest du parc le fossé qui défend le château, à côté du petit corps de garde qui flanque la grille d’entrée, et nous refaisons le chemin parcouru par le bataillon Reboul, marsouins et fantassins. Devant le mur, c’est un amas de casques, souliers, sacs, ceintures, crosses de fusils brisés, douilles de cartouches. Depuis cinq jours on ramasse, on entasse, on classe et l’on enterre Et cependant les restes de la lutte marquent encore le terrain. On enterre, et au delà du carrefour marqué par la cote 78, le long du ruisseau du gué de Vienne, sur le sol ou dans les tranchées, les cadavres allemands se succèdent, qu’on n’a pas encore eu le temps d’ensevelir. Ils sont trop, et les corvées sont surmenées. Figures crispées,

  1. Le commandant Dunoyer, blessé le 30 mars, fut emmené en captivité.