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bouches ouvertes, yeux d’épouvante, nez serres, et presque rien que de jeunes visages qui feraient pitié, si l’on ne songeait à notre jeunesse décimée, à notre pays ravagé et qui fut menacé d’anéantissement. Bouches ouvertes, et pleines du terre : comme le dit l’aspirant Leniand, « elle est amère, cette terre de France ! »

Un des derniers cadavres retrouves du côté de Lassigny est celui de ce sous-officier du 36e régiment dont le carnet de route révélait le cœur sentimental et l’esprit philosophique. Blessé entre les lignes, il agonisa cinq jours sans être entendu ni secouru. Ce Werther mourant trouva dans la foi religieuse la force de supporter sa longue agonie. De tant de carnets allemands que j’ai eus sous les yeux, celui-ci est l’un des seuls où j’aie rencontré une sincérité émouvante. En voici le dernier feuillet. Puisque j’en ai cité d’autres pages, il serait injuste, — et partant peu français, — de ne pas donner celle-ci :


CHAMP DE BATAILLE DE LASSIGNY


4 avril.

C’est aujourd’hui que j’ai vingt-quatre ans. Là-bas, chez nous, vous avez sans doute orné de fleurs mes photographies, sans vous douter que je suis étendu ici, sous le grand ciel, blessé, depuis cinq jours déjà. Et pas un être n’est venu pour me sauver. Depuis hier soir, ma blessure me brûle terriblement. Elle me donne la fièvre. Je souffre par moments si violemment que je n’ai pas su, dans mon désespoir, ce que je faisais, et j’ai essayé de m’ouvrir les veines... Malheureusement, je n’ai pas réussi. La nuit dernière et presque tout aujourd’hui, il a plu de telle sorte que... je n’ai plus rien de sec. J’espérais fermement que je serais sauvé pour le jour de mon anniversaire, mais il n’en est plus question, il n’y faut plus penser. Je suis mort désormais pour le monde, et je me réjouis de retourner vers mon Père céleste, auprès de qui je reverrai tous ceux que j’ai aimés et chéris dans ce monde. J’aurai alors fini de souffrir, mais, o misérable que je suis, il m’aura fallu auparavant boire pourtant l’amer calice de fiel jusqu’à la lie.


Celui-ci est mort pieusement, noblement. Les brancardiers de sa division ne doivent pas être très hardis pour ne pas l’avoir découvert quand il s’était traîné à un kilomètre en arrière. Comment s’est comporté le lieutenant de réserve W., adjoint au chef de bataillon commandant le 66e régiment, qui se