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méfiance d’un magistrat ambitieux, à une détention perpétuelle dont il ignore la cause et la raison, est un héros de roman dont la pathétique figure dépasse les proportions ordinaires des personnages imaginaires, Evadé par miracle après de longues années de cachot, devenu, par la plus merveilleuse des péripéties possesseur d’un trésor fabuleux, il se transforme en un être quasi mythique, méconnaissable à tous, pénètre le mystère de l’obscure intrigue à laquelle il a été sacrifié, se cuirasse contre toute faiblesse et emploie son invraisemblable fortune à se faire son propre justicier, jusqu’au jour où, l’un de ses coups ayant frappé à faux, il s’avise qu’à Dieu seul appartient de doser la récompense et le châtiment, et qu’un homme, si puissant et invulnérable soit-il, ne peut, sans faillir, s’arroger les droits réservés à la Providence.

Serait-ce d’avoir jonglé durant trois cent cinquante feuilletons avec les millions du comte de Monte-Cristo, ou que la vente du livre eût été follement lucrative, ou encore, ce qui n’est point contestable, que Dumas fût doué d’aptitudes naturelles au rôle de nabab ? il semble avoir perdu, dès cette époque le peu de notions qu’il possédait de la valeur de l’argent. Il résolut de créer, sur les coteaux de Marly, non loin de Saint-Germain galvanisé, en un pays où la nature semble conserver l’empreinte de l’ostentation de Louis XIV et des galantes cachotteries de Louis XV, une résidence digne de sa renommée et de sa fortune. La construction s’éleva, d’après ses plans, à mi-colline ; elle étonnait les passants par sa coquetterie naissante et aussi par sa singularité ; elle étonnait bien davantage encore par ce qu’on en rapportait, — des merveilles ! — Parisiens de passage, boulevardiers en quête de villégiatures, indigènes nourris du célèbre feuilleton, la nommèrent d’un commun accord le Château de Monte-Cristo. Le manoir et son propriétaire furent bientôt les plus grandes attractions du pays Léon Gozlan qui le traversait, certain jour d’été, se rendant à Louveciennes pour y voir le pavillon de Mme du Barry a conté dans l’Almanach comique de 1848 le hasard auquel il dut de visiter Monte-Cristo encore inachevé et « dont on parlait alors en Europe et en Amérique comme on parlait de Versailles au XVIIe siècle ou de Sainte-Hélène en 1820. »

Il avait pris place à Saint-Germain sous la capote de la diligence, rêvant à la favorite de Louis XV dont il allait explorer