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étiques poulets qu’elle vient d’égorger ne seront pas présentables. Vite, qu’on attelle ! On ira en poste chercher le diner à Saint-Germain, au Pavillon Henri IV, où Dumas a crédit ouvert ; lui-même, pour inspirer la patience à ses convives, descend à la cuisine, ouvre les buffets, s’amuse à fricoter un macaroni d’après une recette rapportée de Naples ; fait pêcher un cent d’écrevisses dans le ruisseau du jardin, et prépare un gâteau monstre composé de tout ce qu’il trouve de riz et de confitures dans les réserves. Sur ce, la carpe arrive, le diner de Saint-Germain aussi, potage, deux entrées, deux rôtis, quatre entremets, glace, dessert, fruits et friandises. Dumas est ravi, on dîne royalement et, tard dans la nuit, tandis que les voitures reconduisent à l’embarcadère les convives solidement repus, l’office en goguette s’en donne à cœur joie des reliefs du festin… Ça recommencera le lendemain.

Il serait facile de multiplier les traits de ce genre, d’après nombre de chroniqueurs, témoins de ce gaspillage effréné ; mais comment choisir parmi tant d’anecdotes trop souvent contées et devenues quasi légendaires ? Celle du bottier, que rapporte Gabriel Ferry, est particulièrement édifiante : cet honnête fournisseur, à qui Dumas devait 250 francs, entreprit, un dimanche, le voyage de Monte-Cristo, afin d’obtenir le règlement de sa facture :

— Ah ! mon bon ami, tu arrives à merveille, fait, en l’apercevant, le grand homme ; j’ai justement besoin d’escarpins vernis, de brodequins de chasse, d’une paire…

— Monsieur Dumas, je vous apportais ma petite note…

— Tu as bien fait ! Nous verrons ça après diner… car tu dines avec moi… Si, si, tu dines, sans façon… En attendant, va donc voir mon Turc qui perce des trous dans le mur, ça te distraira…

Le bottier admire le « Turc, s’émerveille du diner, sort de table tout réjoui, aborde enfin l’amphitryon ; mais celui-ci l’arrête au premier mot :

— Ce n’est pas le moment de causer affaires ; on attelle le cabriolet qui te mènera bon train à la station ; reviens dimanche… Mais je ne veux pas que tu perdes rien : voilà pour ton chemin de fer.

Et il lui met une pièce de vingt francs dans la main. Le bottier reparut le dimanche suivant, et aussi le dimanche