Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 49.djvu/706

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Lefranc le connaît assez pour le dénigrer. Ce Shakspeare, c’est un garçon qui avait un camarade nommé Burbage. Et ce Burbage était un acteur de la même troupe, et qui jouait Richard III. Une bourgeoise vint à raffoler de Burbage et, avant de rentrer chez elle, invita Burbage à la rejoindre sous le nom de Richard III. Shakspeare, ayant surpris ce manège, devança son ami ; et il goûtait la compagnie de la bourgeoise, quand un laquais annonça que Richard III était à la porte et priait qu’on voulût bien le recevoir. Shakspeare fit répondre « que « William le conquérant passait avant Richard III. » Cela prouve que Shakspeare était au fait de la chronologie. Mais cela fâche M. Lefranc : « Voilà, dit-il ou s’écrie-t-il, tout ce que nous apprenons du caractère de Shakespeare : un tour digne de Falstaff ou de Panurge, joué à un camarade et vieux compagnon ! Assurément, nous ne souhaitons pas remplir ici l’office de censeur des mœurs ; mais quel art, dans cette double tromperie ! Quelle conception peu élevée de la dignité personnelle ! Après cela, relisons Hamlet, et Mesure pour mesure, et la Tempête, etc. : nous croirons rêver. Et, si l’on songe à tant de passages émouvants de ces pièces comme aussi d’autres œuvres encore, ce n’est ni le nom de Falstaff ni celui de Panurge qui paraîtront convenir dans la circonstance, mais plutôt celui de Tartufe. » Pauvre Shakspeare, le voilà bien arrangé ! Burbage, par bonheur, ne lui en voulut pas : c’est M. Lefranc qui se met en colère... Il y a une lettre de Mme de Sévigné, où l’on voit Racine occupé à des « diableries » d’amour et de cabaret : là-dessus, concluons que les chœurs d’Esther ne sont pas de lui !...

Il paraît que le « Stratfordien » ne badinait pas sur le recouvrement de ses créances. Il poursuivait ses débiteurs ; il a poursuivi John Addenbrocke, pour une dette de six livres : John Addenbrocke, son compatriote ! Et Thomas Horneby, son voisin, son vieux camarade, il le fit emprisonner. Cela fâche M. Lefranc : « Oh ! l’admirable teneur de livres ; quelle vigilance méticuleuse et inexorable !... » Ce que Shakspeare a fait à ces infortunés Addenbrocke et Horneby, M. Lefranc le pardonnerait à « un homme d’affaires endurci et sans entrailles, » à un « usurier de profession : » mais il n’admet pas que ce méchant soit l’auteur d’Othello ou d’Hamlet. Et, Shakspeare, qu’il vous traitait de Falstaff, de Panurge et de Tartufe, il vous le traite de Shylock : ce méchant n’a-t-il pas « frappé son voisin dans sa chair, » — le voisin de Shakespeare, dans la chair du voisin, — « en le faisant incarcérer, sans lui permettre de se libérer par le travail ? » Jamais M. Lefranc ne se laissera dire qu’un pareil homme ait écrit le monologue